Les dégoûtés et les dégoûtants – Chapitre 22 – Le revival complotiste souterrain

L’histoire nous fait tous souffrir, néan­moins le paranoïaque souffre doublement, car il n’est pas seulement affligé par le monde réel, comme nous tous, mais aussi par ses propres fantasmes.

Il y a, d’une part, l’adepte du style paranoïaque, ou « paranoïaque » tout court, et, d’autre part, il y a tous, les autres. Mais, en fait, il n’en est pas ainsi, n’importe qui parmi nous peut glisser dans le style paranoïaque, chacun parmi nous a cru au moins une fois à un fantasme de complot ou autre. Le conspirationnisme, on peut le regarder de l’extérieur et, du moins c’est ce que je crois, c’est, peut-être, bien un problème, car, on le regarde, alors, au minimum du haut de son statut intellectuel. Ceux qui y tombent ne le font pas forcément ou se conforment à une vindicte sociale, en faisant fît de toute logique. C’est l’inauguration d’un filon, un domaine de recherche à explorer, en tentant de s’identi­fier, de se mettre à la place de celui qui cède au style paranoïaque. A chacun de songer à découvrir ce qu’il peut y avoir de vrai dans les fan­tasmes de complot.

Limitons-nous à rappeler que, dans la reconstruction, la sanguinaire trajectoire de la Famille de Charles Manson et le fantasme de complot « Paul-Is-Dead » sont très importants pour la généalogie du conspirationnisme contem­porain et de QAnon. Des répercussions des deux histoires – celles de l’affaire Manson est plus évidentes que celles de « Paul-Is-Dead ».

La saga de Manson est la source de diverses obsessions cultu­relles et autres légendes urbaines. Chronologiquement parlant, une des premières concernant ce qu’on appelle les snuff movies. En 1971, paraît « The Family », d’Ed Sanders, le tout premier livre à reconstruire l’affaire. Sanders est écrivain, poète, activiste pacifiste et aussi chan­teur, membre du groupe The Fugs. Bref, il fait partie de la contre-culture qui est maintenant accusée d’avoir engendré des monstres. De fait, il commence son enquête en pensant que Manson et les autres ont peut-être été victimes d’un montage. Il part d’une hypothèse de complot, en somme. Il passe donc un peu de temps avec des membres de la Famille encore en liberté, dort deux ou trois nuits au Spahn Ranch… Et comprend que ce n’est pas un montage…

Pas seulement ça, il se convainc que la Family est encore dan­gereuse. Mais venons-en au snuff : le fait originel, c’est ce vol de matériel cinématographique par des acolytes de Manson. La légende des « films de mort » naît de l’interview par Sanders d’un ex-adepte resté anonyme. Celui-ci parle, sans l’avoir vu, d’un film dans lequel on voit une fille dénudée et décapitée dont le cadavre est abandonné sur la plage. Aucun film de ce genre ne sera jamais retrouvé, mais la rumeur se répand, se modifie… L’idée s’affirme que quelqu’un, là, au dehors, est en train de commettre des meurtres dans le seul but de les filmer, et qu’il y a un marché clandestin pour ces films. Et cer­tains jouent avec cette idée de manière à se faire de l’argent pour de vrai. Pas avec des snuff movies, mais avec leur légende. C’est ce qui se passe en 1976 lorsque, dans quelques cinémas, on projette Snuff, de Michael Findlay et Horacio Fredriksson. C’est un navet tourné avec trois ronds en Argentine. En théorie, ça raconte les entreprises d’une bande pseudo-maçonnique, mais l’intrigue est pour le moins décou­sue, on n’y comprend pas grand-chose. Malgré tout, ça fait parler et ça rapporte un peu de pognon, grâce aux stratagèmes promotionnels. Dans la séquence finale, une femme est tuée de manière brutale. De diverses manières, le metteur en scène insinue le doute sur la possibilité que le meurtre soit vrai. La phrase de lancement du film est : « Le film qui ne pouvait être tourné qu’en Amérique du Sud, où la vie NE VAUT PAS CHER ! »

https://youtu.be/isHZFmZwDZ8?si=ImWrKM1T5Jg-YoGt

Misogyne et colonialiste, le battage autour du film inclut aussi de fausses manifestations contre le film devant les cinémas. Le tout, bien sûr, ne va pas loin et ce nanar sera vite oublié, mais désormais la peur des snuffs s’est affirmée. Pendant des décennies, périodiquement, les médias sonneront l’alarme sur le phénomène. Jusqu’à ce que, en 1994, les deux théoriciens du cinéma David Kerekes et David Slater publient un livre très documenté, Killing for Culture : An Illustrated History of Death Film from Mondo to Snuff, dans lequel ils démontrent que les snuffs sont restés une légende urbaine, aucun chercheur n’en a jamais trouvé un seul, aucune police n’en a jamais été saisi.

Voilà comment Kerekes et Slater concluent le livre : « le snuff est un moyen pour les médias d’aiguillonner la moralité oubliée ». Mais même, des années plus tard, aucune preuve d’existence de ce genre de film n’a émergé. Là-dessus, il y a eu beaucoup de confusion, n’importe quelle vidéo dans laquelle on voyait une mort qui semblait authentique, alors que le snuff est un genre bien précis, devenait une réalité pour certains et pas un genre cinéma­tographique. Le snuff, c’est du cinéma ! Si un cameraman filme une exécution, si un homme politique se tire une balle dans la bouche durant une conférence de presse, si un tireur embusqué filme le résul­tat de son propre tir, ce n’est pas du snuff. Les personnes tuées seraient mortes de toute manière : l’exécution était déjà décidée, le type vou­lait se tuer, la mission du sniper était, de toute manière, de tirer… Dans le snuff, en revanche, le meurtre a été imaginé et mis en acte exprès pour le film. Il y a un lieu de tournage, il y a une direction, il y a un scénario ou, au moins un sujet. Mais, une scène où on filme­rait, en plateau, un meurtre commis exprès est purement hypothé­tique. C’est une légende urbaine née en marge de l’affaire Manson, au temps des petits films en Super 8, et qui a survécu à des cycles d’innovations dans les technologies audiovisuelles pour arriver jusqu’à internet… Et à QAnon. Le film Frazzledrip, où on verrait Hillary Clinton et une de ses assistantes torturer et écorcher le visage d’une enfant, ne serait pas imaginable sans des décennies de rumeurs sur les snuffs.

Voilà qui ce qui nourrit le conspirationnisme. Diverses séquences du génome de QAnon remon­tent à cette époque. Une époque de reflux et de repli après la fin de la contre-culture, d’éclipse du « rêve américain » après la fin de la guerre du Vietnam, de méfiance et de soup­çon après le scandale du Watergate et la démission de Nixon. En développant les fondamentalismes, c’est un phénomène provincial qui commence à s’enraciner et à croître. C’est le boom du New Age et des spiritualités alternatives.

La fin du cycle des luttes ne découle pas d’un épuisement spontané, de la conclusion d’une phase, de l’obsolescence d’une « mode » … L’idée selon laquelle ce reflux arrive seul est une narration toxique qui s’impose en refoulant le conflit. La fin d’un mouvement est le résultat d’une guerre, une guerre que l’establishment mène vrai­ment par tous les moyens. En usant de répression armée, d’assassi­nat politique, mais surtout, il y a la guerre psychologique, l’infiltration massive des mouvements, l’espionnage, la diffamation des individus et des groupes… Ce sont les spécialités de quelques individus manipulateurs et machiavéliques. De 1956 à 1972, le FBI a un plan d’opérations secrètes, le Counter intelligence Program (COINTELPRO), entièrement voué à la guerre sale contre la Nouvelle Gauche, le mouvement pacifiste, les féministes, les organisations pour les droits des Afro-Américains, des natifs amé­ricains et des Hispano-Américains…

Le COINTELPRO passe à des journalistes complaisants des documents censés salir une personne… C’est une obsession que l’on retrouve, très souvent, chez quelques « éveillés bienveillants » qui prétendent lutter pour un monde plus juste. Les entités censées remplir quelques missions publiques sont, très largement, infiltrées par des militants qui seront des informateurs précieux et useront de tous les stratagèmes manipulateurs et machiavéliques pour saboter chacune des activités entreprises. En utilisant les informations col­lectées par ses espions, le COINTELPRO fabrique des accusations pour envoyer des leaders, non corrompus, en taule. De fausses informations sont livrées à des centaines de journalistes liés au Bureau, qui lancent des campagnes de presse acharnées contre des mouvements légitimes. Quelquefois, l’objectif, écrit noir sur blanc, dans les mémos du COINTELPRO, est de pousser des activistes au suicide. Le FBI diffuse de faux tracts, imprime carrément de faux numéros du journal officiel d’une entité. Tout cela, c’est de l’histoire. C’est un formidable réseau de centaines de complots, des complots réels qui présentent toutes les caractéristiques des complots réels : ils ont des objectifs précis, sont menés par un nombre mesurable de personnes, ont un début et une fin… Et ressemble, très étrangement, à ceux que l’on peut croiser dans quelques milieux où de « bienveillants » personnages s’expriment en en étouffant d’autres.

Mais, comment ce COINTELPRO finit-ils ? En mars 1971, quelques activistes pénètrent au siège du FBI de Media, en Pennsylvanie, et emportent plus de 1000 documents confidentiels. Dans ces papiers sont décrites diverses opérations du COINTELPRO. Les auteurs du vol envoient des copies à différents journaux, sous la signature « Commission de citoyens pour enquêter sur le FBI». Le 24 mars, l’affaire se retrouve en première page du Washington Post. D’autres documents sont révélés grâce à des procès civils individuels intentés par des militants contre le FBI. Qui sus­pend le programme et, l’année suivante, annonce qu’il y a mis fin. En 1975, une fois Hoover mort, une commission d’enquête du Sénat, la commission Church, apporte de nouveaux éclaircissements sur le COINTELPRO et conclut que le FBI a intentionnellement et systéma­tiquement violé les droits constitutionnels des personnes et des orga­nisations visées. Et pourtant, seuls quatre agents sont finalement poursuivis pour des délits liés au COINTELPRO. Deux sont condam­nés, mais en 1982, Ronald Reagan les gracie. Ici aussi, coïncidences troublantes, avec quelques faits d’actualités…

Toutes ces manipulations ouvrent la porte à des doutes sur des versions officielles d’affaires qui commencent à s’hy­brider avec toutes sortes de fantasmes de complot sur des thèmes et des événements très éloignés, du diable aux bases secrètes souter­raines et aux soucoupes volantes.

Toutes ces manipulations ouvrent la porte à des doutes sur des versions officielles d’affaires qui commencent à s’hy­brider avec toutes sortes de fantasmes de complot sur des thèmes et des événements très éloignés, du diable aux bases secrètes souter­raines et aux soucoupes volantes. Eh oui ! c’est, maintenant, aussi la vogue de l’ufologie.

En 1953, la C.I.A. autorise le projet MK-Ultra. C’est l’un des programmes secrets les plus inquiétants de la C.I.A. : à leur insu, de nombreuses personnes servent de cobayes pour des recherches sur les drogues psychotropes. Durant cette période, des rumeurs cir­culent sur les prisonniers de guerre américains en Corée : ils seraient soumis par leurs geôliers à des techniques de « contrôle mental ». L’ob­jectif de la CIA est de « rattraper le retard avec les communistes » dans les techniques de « lavage du cerveau ». D’un côté, la C.I.A. veut obtenir un sérum de vérité pour améliorer les interrogatoires des prisonniers de guerre et des espions capturés, de l’autre, elle veut développer des techniques et des produits pour les agents qui tombe­raient entre des mains ennemies. Ce serait très pratique, par exemple, d’avoir des « pilules pour l’amnésie ». Sous prétexte de recherche, la C.I.A. administre du LSD à certains de ses employés, à des militaires amé­ricains, des patients psychiatriques et des citoyens ordinaires, tous tenus dans l’ignorance. MK-Ultra embauche des prostituées pour qu’elles donnent de l’acide à leurs clients, puis un agent caché derrière un miroir sans tain observe ce qui se passe.

La C.I.A. conclut que le LSD est trop imprévisible. En 1964, elle redimensionne MK-Ultra ; en 1967, elle le suspend ; en 1973, l’arrête. On ignore l’étendue des dégâts provoqués par ce programme. Il y a eu, au moins un mort, un certain Frank Olson. C’était un biologiste qui travaillait à un programme de l’armée sur les armes bactériologiques et les contre-mesures à adopter en cas d’utilisation de celles-ci par l’en­nemi. En novembre 1953, la C.I.A. lui administre du LSD à son insu et ça doit être un mauvais trip, parce que dans les jours qui suivent, ses proches le voient assombri, angoissé, l’entendent tenir d’étranges dis­cours… Le 28 novembre, Oison se tue en se jetant de la fenêtre d’un hôtel de Manhattan. Ou plutôt : en se jetant contre la fenêtre, fermée et rideaux tirés. En slip. Il se dresse sur le lit au cœur de la nuit et s’élance en courant. L’histoire resurgit plus de vingt ans plus tard, durant les travaux de la commission Rockefeller.

Malgré tout, il faut savoir, qu’aucun complot réel n’a jamais été découvert grâce à un conspirationniste… Toutes les découvertes, dans ce domaine, sont les résultats de contre-enquêtes et d’actions de gens de terrain, comme dans les affaires de Piazza Fontana et du COINTELPRO, d’un travail journalistique de qualité, comme pour le Watergate, ou d’en­quêtes officielles lancées par des instances de l’État, comme dans le cas de MK-Ultra.

Certes, l’affaire du MK-Ultra est le complot réel qui res­semble le plus à un fantasme de complot. Mais, qui ressemble, seulement. Il a toutes les caractéristiques du complot réel, et aucune de celles imaginées par le conspirationnisme. L’idée que des êtres humains puissent être utilisé comme cobayes est inquiétante… Mais le complot en soi est d’une grisâtre banalité bureaucratique. Il commence bureaucratiquement, finit bureaucratiquement et est découvert bureaucratiquement ! Le résumé de toutes ces enquêtes, c’est que des entités peuvent conspirer contre des citoyens, et pas, forcément, l’état. Autour de cet indéniable noyau de vérité, on ne peut pas, malheureusement, vraiment, compter sur de quelconques entités ou personnages qui devraient remplir convenablement leurs missions. Les mouvements sociaux qui pourraient le développer en une critique efficace du système, fleurissent de nouveaux fantasmes de complot sur un gouvernement occulte, abandonnant, délibérément, chacun à son sort. C’est l’époque où la veine narrative est centrée sur les deep underground military bases (D.U.M.B.). L’existence d’un monde souter­rain ramifié est un des thèmes les plus chers à la mouvance conspirationniste ésotérique. À cet égard, l’œuvre la plus significative est « le roi du monde » de Guénon. Mais dans ce cas, le monde souterrain, le royaume d’Agarttha, était vu comme l’abri de connaissances ancestrales, non comme lieu de torture et de programmes secrets d’un gouvernement. Convient-il de tendre un lien avec la tombe de Christian Rosenkreutz, elle aussi, située au centre de la Terre ?

L’histoire du monde souterrain est, aussi, une des obsessions de Manson, qui cherche, dans la vallée de la Mort, l’entrée de « Helter Skelter », ce monde underground dans lequel la Famille est censée vivre durant l’imminente guerre raciale. Dans son imagination, l’hypogée n’est pas non plus connoté négativement. C’est plus tard que quelques esprits associent le sous-sol au Mal. Les fantasmes de complot se développent dans une branche particulière du conspirationnisme, l’ufologie. Comme le résume Michael Barkun : « la légende des bases souterraines fait partie d’un ensemble plus vaste de croyances sur les installations secrètes où (suivant les versions) sont conservés des objets fabriqués par des extraterrestres, ou des vais­seaux spatiaux capturés ou tombés du ciel, ou les corps d’extrater­restres. Dans les versions les plus extrêmes, ce sont les extraterrestres qui contrôlent certaines parties de l’installation, seuls ou de concert avec des agences gouvernementales secrètes. La base la plus célèbre est l’Aire 51, appelée aussi Groom Lake et Dreamland, au nord de Las Vegas, dans le Nevada ; mais les récits plus élaborés concernent de labyrinthiques cavernes souterraines […] comme celle de la présumée base de Dulce, au Nouveau-Mexique. Ces histoires ont incité à croire à un monde caché habité, au choix, d’extraterrestres ou de formes humaines mauvaises, dans lequel les conspirateurs peuvent soit dissimuler leurs activités, soit trouver refuge quand les désastres boulever­seront la surface terrestre. »

La peur de la guerre nucléaire aura contribué à construire ces scènes. Combien de fois évoquent-on le « refuge antiatomique », dans combien de romans et de films, l’humanité vit sous terre après une catastrophe nucléaire ? Mais, il y a un autre fantasme de complot, celui sur le projet Monarch, qui naît des révélations sur MK-Ultra et prend, tout de suite, la tangente en imaginant un programme de la C.I.A. qui, combinant psychologie moderne et rituels occultes des Illuminati produit des alter ego des sujets manipulés. Dans le projet Monarch, les victimes sont en général des enfants. Dans le jargon du programme, ils sont appelés « kittens », chatons…

Les « chatons » sont soumis à des traumatismes intenses, au point que leurs esprits se dissocient de cette expérience, causant une forme de trouble de la personnalité multiple. Les contrôleurs de Monarch, les dénommés « handlers », peuvent activer ces alter ego quand ils veu­lent, et les utiliser pour des opérations dont le sujet ne gardera pas de souvenir. Une véritable armée de somnambules ! Mais pourquoi l’appelle- t-on projet Monarch ? C’est le nom d’une espèce de papillon. Chaque année, des mil­liers de monarques migrent des États-Unis vers une petite zone de pinèdes dans le centre du Mexique. Étant donné que le temps néces­saire au voyage est plus long que la durée de vie du papillon, aucun de ceux qui partent n’arrivera à destination. Tous ceux qui arrivent sont nés durant le voyage, et pourtant ils savaient où aller. Pour expliquer le phénomène, les scientifiques ont élaboré diverses hypothèses. Selon le fantasme de com­plot, la C.I.A. a appelé son programme de contrôle mental Monarch parce que le réseau de personnalités multiples ainsi créé peut agir en dehors des consciences individuelles, pour atteindre des objectifs déterminés. Si on récapitule, nous avons déjà les bases souterraines et les abus perpétrés sur les enfants par l’État profond, même si les deux narrations n’ont pas encore fusionné.