Les dégoûtés et les dégoûtants – Chapitre 35 – Le retour forcé en URSS des prisonniers soviétiques

Il y a des choses, va savoir pourquoi, dont personnes ne parle… Conviendraient-ils à certains individus ou groupes qu’elles tombent dans l’oublie ? Quitte, pour ça, à utiliser l’imagination des gens et tas de biais cognitifs ! Tant que ça satisfait leur égo, au diable les choses réelles qui mériteraient que l’on s’y attarde… Comme la raison pour laquelle le Nazisme a eu son Nuremberg et pas le communisme (alors qu’en termes de victimes, c’est, également, une idéologie qui suscite quelques interrogations…).

Si avoir des relations avec des étrangers, ou être venu de l’étranger en URSS, rendait suspect aux yeux du régime, être prisonnier pendant quatre ans hors du territoire national faisait du militaire russe emprisonné par les Allemands un traître méritant châtiment (un décret de 1942 modifiait, ainsi, le Code pénal et déclarait qu’un prisonnier capturé par l’ennemi est ipso facto un traître). Peu importe dans quelles conditions la capture était intervenue et la captivité s’était déroulée (dans le cas des Russes, elles furent effroyables – les Slaves, autres sous-hommes, étant destinés à disparaître selon la Weltanschaung nazie -) puisque, sur 5,7 millions de prisonniers de guerre, 3,3 millions moururent de faim et de mauvais traitements.

C’est donc très tôt que Staline, répondant à la sollicitation des Alliés embarrassés par la présence de soldats russes au sein de la Wehrmacht, décida d’obtenir de ses alliés le rapatriement de tous les Russes se trouvant en zone occidentale. Il n’eut aucun mal à l’obtenir.

Dès la fin octobre 1944 et jusqu’en janvier 1945, ce furent plus de 332 000 prisonniers (dont 1 179 de San Francisco) qui furent renvoyés, sans leur consentement, en Union soviétique. Non seulement, ceux qui prirent cette décision n’avaient aucun état d’âme (comme ceux qui évoquent un complot avec une pandémie mondiale pour faire mousser leur égo), mais ils abordaient cette question avec un certain cynisme puisqu’ils n’ignoraient pas qu’il faudrait employer la force pour « traiter » la question.

Lors des négociations de Yalta (5-12 février 1945), les trois protagonistes (Soviétiques, Anglais et Américains) conclurent des accords secrets qui incluaient aussi bien les soldats que les civils déplacés. C’est ainsi que Staline décidât du sort des prisonniers qui avaient combattu dans les rangs de l’Armée russe, comme si ces derniers pouvaient bénéficier d’un jugement équitable garanti.

Staline savait pertinemment qu’une partie de ces soldats soviétiques avaient été faits prisonniers, d’abord en raison de la désorganisation de l’Armée rouge dont il était le premier responsable, de l’incapacité de ses généraux et de la sienne. Il est également certain que beaucoup de soldats n’avaient nulle envie de se battre pour un régime exécré et, pour reprendre une expression de Lénine, avaient « voté avec leurs pieds ».

Dès les accords de Yalta signés, il ne se passa pas de semaine sans que des convois quittent les Îles Britanniques pour l’URSS. En deux mois, de mai à juillet 1945, furent « rapatriés » plus de 1,3 million de personnes séjournant dans les zones occidentales d’occupation et considérées par Moscou comme soviétiques (y compris les Baltes annexés en 1940 et les Ukrainiens). Fin août, plus de 2 millions de ces « Russes » avaient été livrés. Parfois dans des conditions atroces : les suicides individuels ou collectifs (des familles entières) furent fréquents, les mutilations aussi ; lors de leur livraison aux autorités soviétiques, les prisonniers tentèrent en vain d’opposer une résistance passive et les Anglo-Américains n’hésitèrent pas à recourir à la force pour satisfaire aux exigences soviétiques. À l’arrivée, les rapatriés étaient placés sous le contrôle de la police politique. Le jour même de leurs arrivées, des exécutions sommaires avaient lieu.

Les Occidentaux craignaient que l’Union soviétique ne prenne les prisonniers anglais, américains ou français comme otages et n’exercent un chantage au moyen de cette « monnaie d’échange » — attitude très indicative de leur disposition d’esprit face aux diktats des Soviétiques qui, de la sorte, imposèrent le « rapatriement » de tous ressortissants russes ou d’origine russe, y compris des émigrants d’après la révolution de 1917. Cette politique tout à fait consciente des Occidentaux n’eut même pas pour résultat de faciliter le retour de leurs propres citoyens. Par contre, elle permit à l’URSS de lancer une pléthore de fonctionnaires à la recherche des récalcitrants et d’agir au mépris des lois des nations alliées.

Côté français, le Bulletin du gouvernement militaire en Allemagne affirmait qu’au 1ᵉʳ octobre 1945, 101 000 « personnes déplacées » avaient été renvoyées côté soviétique. En France même, les autorités françaises acceptèrent la création de 70 camps de regroupement bénéficiant le plus souvent d’une étrange extraterritorialité, tel celui de Beauregard en banlieue parisienne, sur lesquels elle renonça à exercer tout contrôle, accordant aux agents soviétiques du NKVD opérant en France une impunité en contradiction avec sa souveraineté nationale. De la part des Soviétiques, l’ensemble de ces opérations avait été mûrement réfléchi puisque ce fut dès septembre 1944 qu’ils l’engagèrent, avec l’aide de la propagande communiste. Le camp de Beauregard ne devait être fermé qu’en novembre 1947 par la Direction de la sécurité du territoire à la suite de l’enlèvement d’enfants disputés entre leurs parents divorcés. Roger Wybot, qui dirigea l’opération, fait remarquer : « En réalité, d’après les renseignements que j’ai pu obtenir, ce camp de transit ressemblerait davantage à un camp d’enlèvement ». Les protestations contre cette politique furent tardives et suffisamment rares pour signaler celle qui parut à l’été 1947 dans la revue socialiste Masses : « Que le Gengis Khan au pouvoir ferme hermétiquement les frontières pour retenir ses esclaves, on le conçoit facilement. Mais qu’il obtienne le droit de les extrader des territoires étrangers, cela dépasse notre morale dépravée d’après-guerre elle-même. […] Au nom de quel droit moral ou politique peut-on obliger une personne à vivre dans un pays où l’esclavage corporel et moral lui serait appliqué ? Quel remerciement le monde attend-il de Staline pour être resté muet devant les cris des citoyens russes qui se donnent la mort plutôt que de rentrer dans leur pays ? »

Les rédacteurs de cette revue dénonçaient des expulsions récentes : « Encouragés par l’indifférence criminelle des masses devant la violation du droit minimum d’asile, les autorités militaires anglaises en Italie viennent de commettre un forfait inqualifiable : le 8 mai, on a enlevé du camp n° 7 de Ruccione 175 Russes pour être, soi-disant, envoyés en Écosse, et, du camp n° 6, 10 personnes (ce camp contenait des familles entières). Quand ces 185 personnes furent éloignées des camps, on leur enleva tout objet pouvant servir de moyen de suicide et on leur dit qu’en réalité, elles iraient non pas en Écosse, mais en Russie. Malgré cela quelques-unes réussirent à se donner la mort. Le même jour, on enleva aussi 80 personnes (tous des Caucasiens) du camp de Pise : tous ces malheureux furent expédiés vers la zone russe, en Autriche, dans des wagons gardés par les troupes anglaises. Certains essayèrent de s’enfuir et furent tués par leurs gardiens… » (Masses n° 9/10 – juin/Juillet 1947 : « Nous réclamons le droit d’asile pour les émigrés soviétique »)

Les prisonniers rapatriés furent internés dans des camps spéciaux dits de « filtration et de contrôle » (créés dès la fin de 1941) qui ne se distinguaient guère des camps de travail et qui furent intégrés au Goulag en janvier 1946. En 1945, 214 000 prisonniers y étaient passés (Nicolas Bethell, Le Dernier Secret. 1945 : Comment les Alliés livrèrent deux millions de Russes à Staline – Le Seuil, 1975). Ces prisonniers intégraient un Goulag à son apogée : en général, ils furent condamnés à six ans de camp. Parmi eux, les anciens membres de l’Armée de libération Russe qui avait participé à la libération de Prague en combattant les SS.

Les ennemis prisonniers

L’URSS n’avait pas ratifié les conventions internationales concernant les prisonniers de guerre (Genève, 1929). Théoriquement, les prisonniers étaient protégés par la convention, même si leur pays ne l’avait pas signée. L’URSS ne tint aucun compte de cette disposition. Victorieuse, elle gardait de trois à quatre millions de prisonniers allemands. Parmi eux, des soldats libérés par les puissances occidentales qui, revenus en zone soviétique, furent déportés en URSS.

En mars 1947, Viatcheslav Molotov déclarait qu’un million d’Allemands avait été rapatrié (1 003 974 exactement) et qu’il restait encore 890 532 internés dans les camps de son pays. Ces chiffres furent contestés. En mars 1950, l’URSS décréta que le rapatriement des prisonniers était terminé. Cependant, les organismes humanitaires avertirent qu’au moins 300 000 prisonniers demeuraient retenus en URSS ainsi que 100 000 civils. Le 8 mai 1950, le gouvernement luxembourgeois protesta contre la clôture des opérations de rapatriement puisque 2 000 de ses ressortissants étaient encore retenus en URSS. La rétention d’informations en la matière était-elle destinée à cacher la triste réalité du destin de ces prisonniers ? On peut le croire en raison de la mortalité existant dans les camps.

Une estimation faite par une commission spéciale (la commission Maschke) devait estimer qu’un million de soldats allemands prisonniers en URSS moururent en camps. C’est à une estimation très proche qu’est parvenu l’historien Kurt W. Bôhme dans son livre Die deutschen Kriegsgefangenen in sowjettischer Hand, ein Bilanz (1966) puisqu’il donne comme chiffre 1 110 000 morts. Ainsi, il n’y eut que 6 000 survivants parmi les 100 000 prisonniers fait par l’Armée rouge à Stalingrad. Aux côtés des Allemands, environ 60 000 soldats italiens survivaient en février 1947 (le chiffre de 80 000 prisonniers est souvent avancé). Le gouvernement italien informa que seulement 12 513 de ces prisonniers étaient rentrés en Italie à cette date. Il faut signaler aussi que les prisonniers roumains et hongrois qui avaient combattu sur le front russe connurent des situations analogues. En mars 1954, cent volontaires de la division espagnole « Azul » furent libérés. Ce survol ne serait pas complet si l’on ne disait mot des 900 000 soldats japonais fait prisonniers en Mandchourie en 1945.

Les « Malgré-nous »

Un dicton qui circulait dans les camps rend parfaitement compte de la multitude des origines de la population carcérale : « Si un pays n’est pas représenté au Goulag c’est qu’il n’existe pas ! ». La France eut aussi ses prisonniers au Goulag, des prisonniers que la diplomatie ne mit pas beaucoup d’acharnement à défendre et récupérer.

Les trois départements de la Moselle, du Bas et du Haut-Rhin furent traités de manière particulière par les nazis triomphants : l’Alsace-Lorraine fut annexée, germanisée et même nazifiée. En 1942, les nazis décidèrent d’incorporer contre leur volonté les classes 1920 à 1924 dans l’Armée allemande. Beaucoup de jeunes Mosellans et Alsaciens qui n’éprouvaient nulle envie de servir sous l’uniforme allemand tentèrent d’échapper à ce « privilège ». Jusqu’à la fin de la guerre, ce fut au total 21 classes d’âge qui furent mobilisées en Alsace et 14 en Moselle, soit 130 000 jeunes hommes. Envoyés en majorité sur le front russe, 22 000 « Malgré-Nous » tombèrent au combat. Les Soviétiques, informés par la France libre de cette situation particulière, lancèrent des appels à la désertion, promettant le retour dans les rangs de la France combattante. De fait et quelles que soient les circonstances, 23 000 Alsaciens-Lorrains furent fait prisonniers ; c’est le nombre de dossiers que les autorités russes remirent en 1995 aux autorités françaises. Un grand nombre d’entre eux furent regroupés au camp 188 de Tambov sous la garde du MVD (ex-NKVD) dans les conditions de survie effroyables : sous-alimentation (600 grammes de pain noir par jour), travail forcé dans les forêts, habitats primitifs (des cabanes de bois à demi enterrées), absence de tout soin médical. Les rescapés de ce camp de la mort lente estiment que près de 10 000 de leurs compagnons y moururent en 1944 et 1945 (Pierre Rigoulot – La Tragédie des Malgré-nous. Tambov le camp des Français – Denoël, 1990) dans les différents camps — ou sur le chemin des camps. À l’issue de longues négociations, 1 500 prisonniers avaient été libérés à l’été 1944 et avaient été rapatriés à Alger. Si Tambov est le camp où le plus grand nombre d’Alsaciens-Lorrains furent internés, il existait d’autres camps où ces derniers furent retenus prisonniers, dessinant ainsi une sorte de sous-Archipel particulier à ces Français qui ne purent combattre pour la libération de leur pays.

Mémorial de la ville de Mulhouse pour les 17 000 morts du camp de Tambov et d’autres camps de prisonniers en Russie.