Les dégoûtés et les dégoûtants – Chapitre 31 – La prostitution des donneurs de leçons de morale
Dans le cadre d’un certain militantisme, d’opérations de propagande, des individus qui se couvrent de vertus se sont, littéralement, prostitués. Toujours, en reprenant l’exemple de ceux qui n’ont eu à subir aucune justice des Hommes, en 1928, Gorki accepta d’aller en « excursion » aux îles Solovki, le camp de concentration expérimental qui par « métastases » (Soljenitsyne) donnera naissance au système du Goulag. Il en ramena un livre à la gloire de Solovki et du gouvernement soviétique. Un écrivain français, prix Goncourt 1916, Henri Barbusse, n’hésita pas, moyennant finances, à encenser le régime stalinien, en publiant en 1928 un livre sur la « merveilleuse Géorgie » — où, précisément en 1921, Staline et son acolyte Ordjonikidze s’étaient livrés à un véritable carnage, et où Beria, chef du NKVD, se faisait remarquer par son machiavélisme et son sadisme —. Cupidité, veulerie, vanité, fascination pour la force et la violence, passion révolutionnaire : quelle que soit la motivation, les dictatures totalitaires ont toujours trouvé les thuriféraires dont elles avaient besoin.
Face à certaines propagandes, NOUS avons, trop longtemps, fait preuve d’un aveuglement exceptionnel, entretenu à la fois par la naïveté face à un système particulièrement retors, par la crainte d’une quelconque puissance, et par le cynisme de politiciens et d’affairistes. L’aveuglement était au rendez-vous de Yalta, quand le président Roosevelt abandonna l’Europe de l’Est à Staline contre la promesse, rédigée en bonne et due forme, que celui-ci y organiserait au plus vite des élections libres.
Cet aveuglement a été conforté, quasi légitimé, par la croyance, chez les communistes occidentaux et beaucoup d’hommes de gauche, selon laquelle ces pays étaient en train de « construire le socialisme », que cette utopie qui, dans les démocraties, nourrissait les conflits sociaux et politiques devenait « là-bas » une réalité dont Simone Weil a souligné le prestige : « Les ouvriers révolutionnaires sont trop heureux d’avoir derrière eux un État — un État qui donne à leur action ce caractère officiel, cette légitimité, cette réalité, que l’État seul confère, et qui, en même temps, est situé trop loin d’eux, géographiquement, pour pouvoir les dégoûter. » Le communisme présentait alors sa face claire : il se réclamait des Lumières, d’une tradition d’émancipation sociale et humaine, du rêve de l’« égalité réelle » et du « bonheur pour tous » inauguré par Gracchus Babeuf. Et c’est cette face lumineuse qui occultait presque totalement la face des ténèbres.
À cette ignorance — voulue ou non — de la dimension criminelle du communisme (JAMAIS jugé) s’est ajoutée, comme toujours, l’indifférence de nos contemporains pour leurs frères humains. Non pas que l’homme ait le cœur sec. Au contraire, dans nombre de situations limites, il montre des ressources insoupçonnées de solidarité, d’amitié, d’affection et même d’amour. Cependant, comme le souligne Tzvetan Todorov, « la mémoire de nos deuils nous empêche de percevoir la souffrance des autres ». Et, au sortir de la Première puis de la Seconde Guerre mondiale, quel peuple européen ou asiatique n’était pas occupé à panser les plaies d’innombrables deuils ? Les difficultés racontées dans nos propres pays pour affronter l’histoire des années sombres sont suffisamment éloquentes. L’histoire — ou plutôt la non-histoire — de l’Occupation continue d’empoisonner certaines consciences moralisatrices. Il en est de même, parfois à un moindre degré, de l’histoire des périodes « nazie » en Allemagne, « fasciste » en ltalie, « franquiste » en Espagne, de la guerre civile en Grèce, etc. Dans une époque où la folie des Hommes est reine, chacun est trop occupé de ses malheurs pour compatir aux malheurs des autres. Et c’est bien le problème !
L’occultation de la dimension criminelle de certains régimes renvoie, cependant, à trois raisons plus spécifiques. La première tient à l’attachement à l’idée même de révolution. Aujourd’hui encore, le travail de deuil de l’idée de révolution, telle qu’elle fut envisagée aux XIX et XX siècles, est loin d’être achevé. Ses symboles —drapeau rouge, internationale, poing levé — resurgissent lors de chaque mouvement social d’envergure. Che Guevara redevient à la mode. Des groupes ouvertement révolutionnaires sont actifs et s’expriment en toute légalité, traitant par le mépris la moindre réflexion critique sur les crimes de leurs prédécesseurs et n’hésitant pas à réitérer les vieux discours justificateurs de Lénine, de Trotski ou de Mao. Cette passion révolutionnaire n’a pas été seulement celle des autres. Mais, aussi, un peu la nôtre, car à un moment, nous y avons, nous-mêmes, cru, un temps !
La deuxième raison tient à la participation, si l’on prend le régime Soviétique, à la victoire sur le nazisme, qui a permis de masquer sous un patriotisme ardent leurs dernières fins, qui visaient la prise du pouvoir. À partir de juin 1941, les communistes de l’ensemble des pays occupés sont entrés dans une résistance active — et souvent armée — à l’occupant nazi ou italien. Comme les résistants des autres obédiences, ils ont payé le prix de la répression, ont eu des milliers de fusillés, de massacrés, de déportés. Et ils ont joué de ces martyrs pour sacraliser la cause du communisme et interdire toute critique à son égard. En outre, au cours des combats de la Résistance, beaucoup de non-communistes ont noué des liens de solidarité, de combat, de sang avec des communistes, ce qui a empêché bien des yeux de s’ouvrir ! NOTRE attitude envers ces régimes est, habituellement, commandée par cette mémoire commune et encouragée par la politique du général de Gaulle qui utilisait le contrepoids soviétique face aux Américains.
Cette participation des communistes à la guerre et à la victoire sur le nazisme a fait définitivement triompher la notion d’antifascisme comme critère de la vérité à gauche, et, bien entendu, les communistes s’en sont posés en meilleurs représentants et meilleurs défenseurs ! L’antifascisme est devenu, pour le communisme, un label définitif qu’il lui a été facile, d’utiliser, pour faire taire ceux qui avaient quelques reproches à lui adresser. François Furet a écrit sur ce point crucial des pages lumineuses. Le nazisme vaincu ayant été désigné par les Alliés comme le « Mal absolu », le communisme a basculé presque mécaniquement dans le camp du Bien. Ce fut évident lors du procès de Nuremberg où les Soviétiques étaient au rang des procureurs. Furent ainsi prestement escamotés les épisodes gênants au regard des valeurs démocratiques, comme le pacte germano-soviétique de 1939 ou le massacre de Katyn. La victoire sur le nazisme était censée apporter la preuve de la supériorité du système communiste. Elle eut surtout pour effet, dans l’Europe libérée par les Anglo-Américains, de susciter un double sentiment de gratitude à l’égard de l’Armée rouge (dont on n’avait pas à subir l’occupation) et de culpabilité face aux sacrifices supportés par les peuples de l’URSS, sentiments sur lesquels la propagande communiste ne manqua pas de jouer à fond.
Parallèlement, les modalités de la « libération » de l’Europe de l’Est par l’Armée rouge demeurèrent largement méconnues à l’ouest auquel les historiens assimilèrent deux types de « libération » fort différents : l’un conduisait à la restauration de démocraties, l’autre ouvrait la voie à l’instauration de dictatures. En Europe centrale et orientale, le système soviétique, finalement, postulait à la succession du Reich de mille ans et Witold Gombrowicz exprima en peu de mots le drame de ces peuples : « La fin de la guerre n’a pas apporté la libération aux Polonais. Dans cette triste Europe centrale, elle signifiait seulement l’échange d’une nuit contre une autre, des bourreaux de Hitler contre meux de Staline. Au moment où dans les cafés parisiens les nobles îmes saluaient d’un chant radieux l' »émancipation du peuple polo nais du joug féodal », en Pologne la même cigarette allumée changeait tout simplement de main et continuait de brûler la peau humaine. » Là gît la faille entre deux mémoires européennes. Pourtant, certains ouvrages ont levé très vite le voile sur la manière dont l’URSS libéra du nazisme Polonais, Allemands, Tchèques et Slovaques.
La dernière raison de l’occultation est plus subtile, et aussi plus délicate à exprimer. Après 1945, le génocide des Juifs est apparu comme le paradigme de la barbarie moderne, jusqu’à occuper tout l’espace réservé à la perception de la terreur de masse au XXe siècle. Après avoir, dans un premier temps, nié la spécificité de la persécution des Juifs par les nazis, les communistes ont compris tout l’avantage qu’ils pouvaient tirer d’une telle reconnaissance pour réactiver régulièrement l’antifascisme. Le spectre de « la bête immonde dont le ventre est encore fécond » — selon la fameuse formule de Bertolt Brecht— fut agité en permanence, à tout propos et hors de propos. Plus récemment, la mise en exergue d’une «singularité» du génocide des Juifs, en focalisant l’attention sur une atrocité exceptionnelle, a aussi empêché de percevoir d’autres réalités du même ordre dans le monde communiste. Et puis, comment imaginer que ceux qui avaient, par leur victoire, contribué à détruire un système génocidaire aient pu, eux aussi, pratiquer ces méthodes ? Le réflexe le plus répandu fut le refus d’envisager un tel paradoxe.
Le premier grand tournant dans la reconnaissance officielle des crimes communistes se situe le 24 février 1956. Ce soir-là, Nikita Khrouchtchev, Premier secrétaire, monte à la tribune du XXe Congrès du Parti communiste d’Union soviétique, le PCUS. La séance est à huis clos, seuls les délégués au congrès y assistent. Dans un silence absolu, atterrés, ils entendent le Premier secrétaire du Parti détruire méthodiquement l’image du « petit père des peuples », du « génial Staline » qui fut, trente années durant, le héros du communisme mondial. Ce rapport, connu depuis comme le « rapport secret », constitue l’une des inflexions fondamentales du communisme contemporain. Pour la première fois, un dirigeant communiste du plus haut rang a reconnu officiellement, quoique pour la seule information des communistes, que le régime qui s’était emparé du pouvoir en 1917 avait connu une « dérive » criminelle.
Les raisons qui poussèrent «Monsieur K» à briser l’un des tabous majeurs du régime soviétique étaient multiples. Son objectif principal était d’imputer les crimes du communisme au seul Staline et ainsi de circonscrire le mal et de l’exciser afin de sauver le régime. Entrait également dans sa décision la volonté de porter une attaque contre le clan des staliniens qui s’opposait à son pouvoir au nom des méthodes de leur ancien patron, et d’ailleurs, dès l’été 1957, ces hommes furent démis de toutes leurs fonctions. Cependant, pour la première fois depuis 1934, leur « mise à mort politique » ne fut pas suivie d’une mise à mort réelle, et on mesure, à ce simple « détail », que les motivations de Khrouchtchev étaient plus profondes. Lui, qui avait été le grand patron de l’Ukraine pendant des années et, à ce titre, avait mené et couvert de gigantesques tueries, semblait fatigué de tout ce sang. Dans ses mémoires, où, sans doute, il se donne le beau rôle, Khrouchtchev rappelle ses états d’âme : « Le Congrès va se terminer ; des résolutions seront adoptées, toutes pour la forme. Mais quoi ? Ceux qui par centaines de milliers ont été fusillés resteront sur nos consciences. »
Du coup, il apostrophe durement ses camarades :
« Qu’allons-nous faire de ceux qui ont été arrêtés, liquidés ? […] Nous savons maintenant que les victimes des répressions étaient innocentes. Nous avons la preuve irréfutable que, loin d’être des ennemis du peuple, c’étaient des hommes et des femmes honnêtes, dévoués au Parti, à la Révolution, à la cause léniniste de l’édification du socialisme et du communisme. […] Il est impossible de tout couvrir. Tôt ou tard, ceux qui sont en prison, dans les camps, en sortiront et rentreront chez eux. Ils raconteront alors à leurs parents, leurs amis, leurs camarades ce qui s’est passé. […] C’est pourquoi nous sommes obligés de tout avouer aux délégués sur la façon dont a été dirigé le Parti durant ces années-là. […] Comment prétendre ne pas savoir ce qui s’est passé ? […] Nous savons que c’était le règne de la répression et de l’arbitraire dans le Parti et nous devons dire au Congrès ce que nous savons. […] Dans la vie de quiconque a commis un crime, vient le moment où la confession lui assure l’indulgence sinon l’absolution. »
Chez certains de ces hommes qui avaient directement participé aux crimes perpétrés sous Staline et qui, pour la plupart, devaient leur promotion à l’extermination de leurs prédécesseurs dans la fonction, émergeait une certaine forme de remords; certes un remords contraint, un remords intéressé, un remords de politicien, mais tout de même un remords. Il fallait bien que quelqu’un arrêtât le massacre ; Khrouchtchev eut ce courage, même si, en 1956, il n’hésita pas à envoyer les chars soviétiques à Budapest.
En 1961, lors du XXIIe Congrès du PCUS, Khrouchtchev évoqua mon seulement les victimes communistes, mais l’ensemble des victimes de Staline, et proposa même que soit érigé un monument à leur mémoire. Sans doute avait-il franchi la limite invisible au-delà de laquelle était remis en cause le principe même du régime : le monopole du pouvoir absolu réservé au Parti communiste. Le monument ne vit jamais le jour. En 1962, le Premier secrétaire autorisa la publication d’Une journée d’Ivan Denissovitch, d’Alexandre Soljenitsyne. Le 24 octobre 1964, Khrouchtchev fut brutalement démis de toutes ses fonctions mais lui non plus ne fut pas liquidé et il mourut dans l’anonymat en 1971.
Tous les analystes reconnaissent l’importance décisive du «rapport secret » qui suscita une rupture fondamentale dans la trajectoire du communisme au XXe siècle. François Furet, qui précisément venait de quitter le Parti communiste français en 1954, écrit à ce propos : « Or voici que le « rapport secret » de février 1956 bouleverse d’un coup, aussitôt qu’il est connu, le statut de l’idée communiste dans l’univers. La voix qui dénonce les crimes de Staline ne vient plus d’Occident, mais de Moscou, et du saint des saints à Moscou, le Kremlin. Elle n’est plus celle d’un communiste en rupture de ban, mais du premier des communistes dans le monde, le patron du Parti de l’Union soviétique. Au lieu donc d’être atteinte par le soupçon qui frappe le discours des ex-communistes, elle est revêtue de l’autorité suprême dont le système a doué son chef. […] L’extraordinaire pouvoir du « rapport secret » sur les esprits vient de ce qu’il n’a pas de contradicteurs. »
L’événement était d’autant plus paradoxal que, dès l’origine, nombre de contemporains avaient mis en garde les bolcheviks contre les dangers de leur démarche. Dès 1917-1918 s’étaient affrontés au sein même du mouvement socialiste les croyants de la « grande lueur à l’Est », et ceux qui critiquaient sans rémission les bolcheviks. La dispute portait essentiellement sur la méthode de Lénine : violence, crimes, terreur. Alors que, des années vingt jusqu’aux années cinquante, le côté sombre de l’expérience bolchevique a été dénoncé par nombre de témoins, de victimes ou d’observateurs qualifiés, et dans d’innnombrables articles et ouvrages, il aura fallu attendre que les communistes au pouvoir reconnaissent eux-mêmes — et encore, de manière limitée — cette réalité pour qu’une fraction prennent conscience d’un drame.