Les dégoûtés et les dégoûtants – Chapitre 28 – Épistémologie de crimes en pantoufles
On n’en finirait pas d’énumérer les crimes des extrêmes, souvent reproduits, d’ailleurs, quasiment à l’identique par de quelconques régimes qui se qualifie de « libérateurs ». Reste une difficile question épistémologique : l’historien, tout comme le militant, est-il habilité à user, dans sa caractérisation et son interprétation des faits, des notions de « crime contre l’humanité » et de « génocide » qui relèvent, nous l’avons vu, du domaine juridique ? Ces notions ne sont-elles pas trop dépendantes d’impératifs conjoncturels pour être intégrées dans une réflexion historique visant à établir une analyse pertinente à moyen terme ? D’autre part, ces notions ne sont-elles pas trop chargées de « valeurs » susceptibles de « fausser » l’objectivité de l’analyse historique ?
Sur le premier point, l’histoire a montré que la pratique, par des États ou des Partis-États, du massacre de masse n’était pas l’exclusivité d’un régime. La Bosnie, le Rwanda prouvent que ces pratiques perdurent et qu’elles constitueront, sans doute, une des caractéristiques principales de ceux qui n’y prêtent attention au profit de leur égo.
Sur le second point, il n’est pas question de revenir aux conceptions historiques d’une époque, où l’historien cherchait plus à « juger » qu’à « comprendre ». Néanmoins, face à d’immenses tragédies humaines directement provoquées par certaines conceptions idéologiques et politiques, l’historien, peut-il abandonner tout principe de référence à une conception humaniste — liée à notre civilisation judéo-chrétienne et à notre culture démocratique —, par exemple le respect de la personne humaine ? Nombre d’historiens renommés n’hésitent pas à utiliser l’expression « crime contre l’humanité » pour qualifier les crimes commis par ces partis.
Il semble donc qu’il n’est pas illégitime d’utiliser ces notions pour caractériser certains des crimes commis par quelques officines de mougeons complices, dans leurs pantoufles. Outre la question de la responsabilité directe de certains individus avec des pouvoirs, se pose celle, évidente, de la complicité. Le Code criminel canadien, remanié en 1987, considère, dans son article 7 (3.77), que les infractions de crime contre l’humanité incluent les infractions de tentative, de complicité, de conseil, d’aide, d’encouragement ou de complicité de fait. Sont également assimilés aux faits de crimes contre l’humanité — article 7 (3.76) — « la tentative, le complot, la complicité après le fait, le conseil, l’aide ou l’encouragement à l’égard de ce fait ». Or, si je ne m’abuse, durant la crise, c’est tout un tas de mougeons « éveillés » qui répétaient, tels des perroquets, les affabulations sans preuves de machiavéliques manipulateurs égocentriques, nombre de personnes ont applaudi, des deux mains à la politique de ceux-ci. Extrême gauche ou extrême droite, la couche de fond est, quand même, très semblable.
Des centaines de milliers d’hommes se sont engagés dans les rangs de l’Internationale communiste et des sections locales du « parti mondial de la révolution ». Plus tard, ce sont d’autres centaines de milliers d’hommes qui ont encensé le « Grand Timonier » de la révolution chinoise et ont chanté les mérites du Grand Bond en avant ou de la Révolution culturelle. Plus près de nous encore, nombreux ont été ceux qui se sont félicités pour la prise du pouvoir de Pol Pot. Beaucoup répondront qu’« ils ne savaient pas ». Et il est vrai qu’il n’était pas toujours facile de savoir, les régimes communistes ayant fait du secret l’un de leurs modes de défense privilégiés. Mais bien souvent, cette ignorance n’était que le résultat d’un aveuglement dû à la croyance militante. Dès les années quarante et cinquante, beaucoup de faits étaient connus et incontestables. Or, si beaucoup de ces thuriféraires ont aujourd’hui délaissé leurs idoles d’hier, ce fut dans le silence et la discrétion. Mais que penser de l’amoralisme foncier qu’il y a à évacuer dans le secret des âmes un engagement public sans en tirer les leçons ?
En 1969, Robert Conquest, écrivait : « Le fait que tant de gens « avalèrent » effectivement [la Grande Purge] fut sans doute l’un des facteurs qui rendirent possible la Purge tout entière. Les procès, notamment, n’auraient eu que peu d’intérêt s’ils n’avaient été validés par certains commentateurs étrangers — donc « indépendants ». Ces derniers doivent, au moins pour une petite part, porter la responsabilité d’une complicité dans ces meurtres politiques, ou, en tout cas, dans le fait qu’ils se renouvelèrent quand la première opération, le procès Zinoviev [en 1936], eut bénéficié d’une créance injustifiée. » Si l’on juge à cette aune la complicité morale et intellectuelle d’un certain nombre de non-communistes, que dire de la complicité des communistes ? Et que dire, aujourd’hui, de la complicité, silencieuse, de quelques pantoufles, lorsqu’elles n’y sont pas étrangères ?
L’on n’a pas souvenir que Louis Aragon ait publiquement regretté d’avoir, dans un poème de 1931, appelé de ses vœux la création d’une police politique communiste en France, même s’il a, par moment, semblé critiquer la période stalinienne. Joseph Berger, ancien cadre du Komintern qui a connu les camps, cite la lettre reçue d’une ancienne déportée du Goulag, restée membre du Parti après son retour des camps. « Les communistes de ma génération ont accepté l’autorité de Staline. Ils ont approuvé ses crimes. Ceci est vrai non seulement des communistes soviétiques, mais de ceux du monde entier, et cette souillure nous marque individuellement et collectivement. Nous ne pouvons l’effacer qu’en faisant en sorte que plus jamais rien de pareil ne se reproduise. Que s’est-il passé ? Avions-nous perdu l’esprit ou sommes-nous maintenant des traîtres au communisme ? La vérité est que tous, y compris ceux qui étaient les plus proches de Staline, nous avons fait des crimes le contraire de ce qu’ils étaient. Nous les avons pris pour d’importantes contributions à la victoire du socialisme. Nous avons cru que tout ce qui affermissait la puissance politique du Parti communiste en Union soviétique et dans le monde était une victoire pour le socialisme. Nous n’avons jamais imaginé qu’il puisse y avoir conflit au sein du communisme entre la politique et l’éthique ».
Pour sa part, Berger nuance le propos : « J’estime que si on peut condamner l’attitude de ceux qui ont accepté la politique de Staline, ce qui ne fut pas le cas de tous les communistes, il est plus difficile de leur reprocher de ne pas avoir rendu ces crimes impossibles. Croire que des hommes, même haut placés, pouvaient contrecarrer ses desseins, c’est ne rien comprendre à ce que fut son despotisme byzantin. » Encore, Berger a-t-il « l’excuse » de s’être trouvé en URSS et donc d’avoir été happé par la machine infernale sans pouvoir y échapper. Mais les communistes d’Europe occidentale qui ne tombaient pas sous la contrainte directe du NKVD, quel aveuglement les a poussés à continuer de chanter les louanges du système et de son chef ? Fallait-il que le filtre magique qui les tenait dans sa soumission soit puissant ! Dans son remarquable ouvrage sur la Révolution russe — La Tragédie soviétique —, Martin Malia lève un coin du voile en parlant de « ce paradoxe d’un grand idéal aboutissant à un grand crime ». Annie Kriegel, autre analyste majeure du communisme, insistait sur cette articulation presque nécessaire des deux faces du communisme : l’une lumineuse et l’autre sombre.
À ce paradoxe, Tzvetan Todorov apporte une première réponse : « L’habitant d’une démocratie occidentale voudrait croire le totalitarisme entièrement étranger aux aspirations humaines normales. Or le totalitarisme ne se serait pas maintenu aussi longtemps, n’aurait pas entraîné autant d’individus dans son sillage, s’il en avait été ainsi. C’est au contraire une machine d’une redoutable efficacité. L’idéologie communiste propose l’image d’une société meilleure et nous incite à y aspirer : le désir de transformer le monde au nom d’un idéal n’est-il pas partie intégrante de l’identité humaine ? […] De plus, la société communiste prive l’individu de ses responsabilités : ce sont toujours « eux » qui décident. Or la responsabilité est un fardeau souvent lourd à porter. […] L’attrait pour le système totalitaire, éprouvé inconsciemment par de très nombreux individus, provient d’une certaine peur de la liberté et de la responsabilité — ce qui explique la popularité de tous les régimes autoritaires (c’est la thèse d’Erich Fromm dans La Peur de la liberté) ; il existe une « servitude volontaire », disait déjà La Boétie. »
La complicité de ceux qui se ruent dans la servitude volontaire n’a pas été et n’est toujours pas abstraite et théorique. Le simple fait d’accepter et/ou de relayer une propagande destinée à cacher la vérité (comme savent si bien le faire certains pour protéger certains égos) relevait et relève toujours de la complicité active ! Car la publicité est le seul moyen — encore qu’il ne soit pas toujours efficace, comme le démontre quelques mougeons de gourous machiavéliques et manipulateurs avec la tragédie d’une pandémie mondiale — de combattre les crimes de masse commis en secret, à l’abri des regards indiscrets.
L’analyse de cette réalité centrale du phénomène des partis extrémistes au pouvoir — dictature et terreur — n’est pas aisée, surtout en cette période ! Comme le définissait, Jean Ellenstein, le phénomène des extrêmes est comme un mélange de tyrannie grecque et de despotisme oriental. La formule est séduisante, mais ne rend pas compte du caractère moderne de cette expérience, de sa portée totalitaire, distincte des formes antérieurement connues de dictature.