Les dégoûtés et les dégoûtants – chapitre 5
Si Internet ou notre environnement de vie, en général, est devenu un enfer capitaliste où tout le monde ment, nous en sommes, probablement, tous un peu responsables, mais c’est, tellement, plus confortable d’en désigner un roi. Nous symbolisons à nous seul toute la supercherie du grand Spectacle moderne où tout le monde est poussé à manipuler son prochain à des fins financières. Le tout, sur fond de divertissement, de fausse solidarité et surtout d’une pollution systématique. Pour retenir l’attention, il faut toujours aller plus loin dans la démesure, dans le clash, le choc, tout en jetant quelques graines çà et là aux pauvres pour gagner leur sympathie. Charité de riches contre Solidarité populaire, nous symbolisons pourquoi notre modèle social s’effondre sous nos pieds et pourquoi la génération qui en souffre le plus est aussi celle qui, dans un paradoxe mortifère, soutient le plus ce mode de vie moderne.
Avec les milliards de vues de vidéos, diverses et variées, virales publiées chaque jour, les Youtubeurs du monde font l’opinion et nous manipulent, parfois. Fonder une chaîne commerciale sur des concepts simples : challenges, toujours plus démesurés, ET charité, dans le but de faire valider le premier. On pourrait les décrire comme les plus grands philanthropes de la planète. Rien que ça. Tout ça, par pure charité…
On pourrait s’arrêter là et se contenter d’étoiles dans les yeux comme savent si bien le faire des consommateurs émerveillés. Comme nous l’imaginons, la réalité est une eau bien plus trouble. Derrière de nombreux Youtubeurs et leur prétendue charité gratuite, on trouve surtout d’énormes entreprises avec un business-model qui leur permettent d’engendrer bien plus de profits personnels que de « dépenses ». La « charité » vue comme un investissement s’est transformée en outil marketing qui, en réalité, ne profite ni à la population, ni à l’environnement, ni aux associations, ni à de quelconques entités. Pour le comprendre, il faut sauter dans le terrier avec le lapin blanc et revoir totalement notre manière de saisir le monde moderne.
Il y a ce que l’on sait. Les sociétés qui gèrent les projets engendrent, également, des profits via des partenariats commerciaux. Comme toute entreprise privée, le but de l’entreprise est de générer des profits à travers du divertissement, et plus c’est « totalement dingues », plus ça fait le « buzz ».
Par exemple :
– Payer 300$ un parfait inconnu pour faire un allez-retour en avion USA-FRANCE pour acheter des baguettes à Paris.
– Écraser une Lamborghini sous un rouleau hydraulique
– Jeter un (vrai) train à toute vitesse contre un mur de brique
– Faire des réactions chimiques géantes dans une piscine
– Remplir une piscine d’un MILLIARD d’Orbeez (présentés comme un plastique biodégradable, bien évidemment)
– Manger une pizza à 70,000$
– Remplir une maison de « Slime »
– etc etc etc
La majorité de ces challenges représente un coût écologique astronomique, avec un gaspillage systématique de ressources à une échelle rare. On est bien loin du militant qui « gueule » pour se faire remarquer. Aujourd’hui, on parle de tonnes de déchets pour quelques secondes de gloire. Mais pas que. Ces vidéos génèrent, parfois, des millions de revenus par jour. De cette astronomique somme d’argent – permise par la diffusion de publicités qui, elles aussi, alimentent le modèle marchand destructeur actuel – les Youtubeurs peuvent se permettre d’utiliser quelques miettes de ce pain en charité. Polluer outrageusement est devenu trendy, tant que c’est dans un cadre charitable. « Don’t Look Up » était encore loin de la vérité en matière d’aveuglement des masses. Mais voilà, tout va bien, quelques « bonnes âmes » manipulatrices vont redonner la vue et partager leurs opinions comme des vérités absolues à des milliards de personnes, bien trop stupides ! Et, surtout, prêt à servir, religieusement, quelques gourous manipulateurs.
« Ouvrez donc les yeux ! Voyez le dernier défi que s’est lancé ce saint homme : faire soigner gratuitement 1 000 personnes atteintes de la cataracte, payer leurs frais médicaux et leur permettre de retrouver la vue ». Jésus serait-il de retour ? Nah. L’opération dure une demi-heure et est, assez, courante. Partiellement prise en charge par la sécurité sociale, en France. Ce qui n’est pas, forcement, le cas partout… Il y a des contrées où c’est l’égoïsme qui règne en maître, où c’est marche ou crève.
Traduction : avec l’argent de la publicité généré par des opérations de pollution de grande ampleur, un riche homme d’affaire va payer les frais d’hôpitaux de 1000 pauvres sélectionnés au hasard tout en luttant contre la solidarité collective qui devrait normalement prendre en charge ces frais pour tous les malades. On comprend mieux pourquoi certains « bienfaiteurs/manipulateurs » ne font SURTOUT PAS/BIEN SÛR de politique et se contente de challenge creux. Il ne faudrait pas questionner ce modèle de société en profondeur. C’est tellement mieux de satisfaire l’égo de quelques manipulateurs sans vergogne ! Il ne faudrait surtout pas que des ultra-riches, payent des taxes équitables par solidarité ! Dans un tel modèle, ce n’est pas 1000 pauvres qui seraient alors aidés par des hôpitaux publics, mais bien plus. Et ça, le « dégoûtant » moyen n’en veut pas. Après tout, les « dégoûtés » ne méritent-ils pas leur sort ? Et le droit de vie ou de mort sur le peuple, à peu de choses près, ne doit-il pas, toujours, être du ressort de classes « supérieures » ? Le tout, alors, étant de faire partie de cette classe supérieure…
Et on touche du doigt l’horreur de la chose. Les soins, par exemple, dont nous bénéficions – jusqu’à aujourd’hui, mais rien n’est acquis – grâce à une sécurité sociale, une solidarité active et collective, en bénéficierons-nous toujours ? Un modèle en perdition qui doit en dégoutter certains et qui, selon quelques projets libéraux dont chacun peut prendre la portée, doit être détruit au profit d’… une charité ponctuelle et médiatique ou d’une autre réservée à celui qui peut se permettre de la financer. Cette charité individuelle héritée des modèles du 18ᵉ siècle (ou plutôt l’absence de modèle au profit du chacun pour soi), qui devrait être appliquée comme une normalité selon certains manipulateurs, est défendue bec et ongles par les conservateurs du capitalisme et quelques manipulés. Le choix de quelques riches d’aider quelques pauvres au gré des profits personnels qu’ils peuvent en tirer. Leur choix de dessiner le monde qu’ils veulent voir advenir à l’encre de leurs fortunes. Un modèle fondé sur le mensonge et la manipulation des masses, mais admiré et admirable – vainement espéré par tant qui sont piégés dans son fantasme comme dans une roue de hamster – à travers le prisme déformant du spectacle de « vendeurs de rêves » manipulateurs.
Manipulés par les images spectaculaires d’une fausse charité, nous admirons notre propre perdition, la fin d’un modèle. Le génie du capitalisme moderne touche à un tel niveau de perversité qu’il a su transformer notre malheur en spectacle populaire. En adorant quelques gourous manipulateurs et leurs charités sélectives, sans regard politique, sans courage d’analyse, nous creusons notre propre tombe. Celle d’un monde sans droit, sans partage, sans sécurité ni retraite. Imaginez des masses de personnes pauvres qui s’amassent autour de gourous dans l’espoir d’être choisis parmi des millions d’autres pour recevoir quelques bénédictions, quelques dons salvateurs. Quoi qu’on est, vraiment, pas loin là, avec les manipulations de quelques gourous… En regardant le grand tableau, il est soudainement beaucoup plus difficile d’avoir de l’admiration pour ce qui est, finalement, une opération commerciale rondement menée, un énième veau d’or.
Mais ses fanatiques, aveuglés par le pouvoir de l’argent et cette fausse main tendue, se comptent aujourd’hui par millions. Il suffit de leur vendre du rêve, des challenges explosifs, la promesse d’être sélectionné pour gagner à leur tour quelques sous comme on gagnerait au Loto. Pendant ce temps, d’autres se chargent d’endetter les moins bien lotie à vie, de leur vider les poches, de rendre l’accès à la propriété impossible, voire même de les laisser mourir en leur contant tout un tas de balivernes pour endormi du bulbe. Pendant ce temps, les mêmes centralisent les richesses et font mine de vouloir éradiquer la pauvreté. Une horreur individualiste qui n’est possible qu’en l’absence de solidarité active, ce fruit vital d’un contrat social fort et d’une redistribution équitable et organisée collectivement des richesses. Mais non, il faut à tout prix convaincre les masses dépolitisées que cette charité ponctuelle de quelques « dégoûtants » est plus belle que la solidarité d’un peuple uni autour d’un but commun. Le grand spectacle continu ! Et les « dégoûtants », aussi philanthrope soit-il en apparence, en sont les chefs d’orchestre.