Les dégoûtés et les dégoûtants – Chapitre 30 – Les crimes en silence

Que s’est-on de certains crimes de masse ? Que voulait-on en savoir d’ailleurs ? Pourquoi faut-il aborder le sujet avec des pincettes lorsqu’il touche le domaine communiste ? Car il est évident que l’étude de la terreur stalinienne et communiste en général, comparée à l’étude des crimes nazis, a un énorme retard à combler, même si, à l’Est, les études se multiplient.

On ne peut manquer d’être frappé ici par un fort contraste. Les vainqueurs de 1945 ont légitimement placé le crime — et en particulier le génocide des Juifs — au centre de leur condamnation du nazisme. De nombreux chercheurs dans le monde entier travaillent depuis des décennies sur cette question. Des milliers de livres lui ont été consacrés, des dizaines de films, dont certains très célèbres — dans des registres très différents, Nuit et Brouillard ou Shoah, Le choix de Sophie ou La Liste de Schindler. Or, les démarches de ce type n’existent pas sur la question des crimes communistes. Alors que les noms de Himmler ou d’Eichman sont connus dans le monde entier comme les symboles de la barbarie de l’extrême droite, ceux de Dzerjinski, de Iagoda ou de Iejov sont ignorés du plus grand nombre. Quant à Lénine, Mao, Hô Chi Minh et même Staline, ils ont toujours droit à une surprenante révérence, pour ce qui concerne l’extrême gauche.

L’attention exceptionnelle accordée aux crimes hitlériens est parfaitement justifiée. Elle répond à la volonté des survivants de témoigner, des chercheurs de comprendre et des autorités morales et politique de confirmer les valeurs démocratiques. Mais pourquoi ce faible écho, dans l’opinion, des témoignages sur les crimes d’extrême gauche ? Pourquoi ce silence gêné des politiques ? Et, surtout, pourquoi ce silence « académique » sur la catastrophe communiste qui a concerné environ un tiers du genre humain, sur quatre continents ? Pourquoi cette incapacité à placer au centre de l’analyse du communisme un facteur aussi essentiel que le crime ? Le crime de masse ? Le crime systématique ? Le crime contre l’humanité ? Sommes-nous face à une impossibilité de comprendre ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un refus délibéré de savoir, d’une crainte de comprendre ?

Les raisons de cette occultation peuvent être multiples et complexes. A commencé, d’abord, par la volonté classique et constante des bourreaux d’effacer les traces de leurs crimes et de justifier ce qu’ils ne pouvaient cacher. Le « rapport secret » de Khrouchtchev de 1956, qui a constitué la première reconnaissance des crimes communistes par les dirigeants communistes eux-mêmes, est aussi celui d’un bourreau qui tente, à la fois de masquer et de couvrir ses propres crimes — comme patron du Parti communiste ukrainien au plus fort de la terreur — en les attribuant au seul Staline et en se prévalant de l’obéissance aux ordres, d’occulter la plus grande partie du crime — il ne parle que des victimes communistes, bien moins nombreuses que les autres —, d’euphémiser ces crimes — il les qualifie d’« abus commis sous Saline » —, et enfin de justifier la continuité du système avec mêmes principes, les mêmes structures et les mêmes hommes.

Khrouchtchev en témoigne crûment quand il rapporte les oppositions auxquelles il se heurta lors de la préparation du « rapport secret », en particulier de la part de l’un des hommes de confiance de Staline : « Kaganovitch était un tel béni-oui-oui qu’il aurait tranché la gorge de son propre père si Staline le lui avait désigné d’un cillement en lui disant que c’était dans les intérêts de la cause : la cause stalinienne s’entend. […] Il argumentait contre moi dans la peur égoïste qu’il éprouvait pour sa peau. Il obéissait au désir impatient d’échapper à toute responsabilité. Si crimes il y avait, Kaganovitch ne voulait qu’une chose : être sûr que sa piste était effacée. » Et force et de constater que ce genre d’individus sournois prolifèrent dans certains milieux, actuellement. La fermeture absolue des archives dans les pays communistes, le contrôle total de la presse, des médias et de toutes les sorties vers l’étranger, la propagande sur les « succès » du régime, tout cet appareil de verrouillage de l’information visait en premier lieu à empêcher que se fasse jour la vérité sur les crimes (toutes ressemblances avec l’attitude actuelle de certains mougeons, n’est peut-être pas, complétement, à exclure…).

Non contents de cacher leurs forfaits, les bourreaux ont combattu par tous les moyens les hommes qui tentaient d’informer. Car certains observateurs et analystes ont essayé d’éclairer leurs contemporains. Après la Deuxième Guerre mondiale, cela fut particulièrement net en deux occasions en France. De janvier à avril 1949 se tint à Paris le procès qui opposa Victor Kravchenko — ex-haut fonctionnaire soviétique qui avait écrit J’ai choisi la liberté où il décrivait la dictature stalinienne — au journal communiste dirigé par Louis Aragon. De novembre 1950 à janvier 1951 se tint, toujours à Paris, un autre procès entre Les Lettres françaises et David Rousset, un intellectuel, ancien trotskiste, qui avait été déporté en Allemagne par les nazis et qui, en 1946, avait reçu le prix Renaudot pour son livre L’Univers concentrationnaire ; Rousset avait, le 12 novembre 1949, appelé tous les anciens déportés des camps nazis à former une commission d’enquête sur les camps soviétiques, et avait été violemment attaqué par la presse communiste qui niait l’existence de ces camps. À la suite de l’appel de Rousset, le 25 février 1950, dans un article du Figaro littéraire intitulé « Pour l’enquête sur les camps soviétiques. Qui est pire, Satan ou Belzébuth ? », Margaret Buber-Neumann rendait compte de sa double expérience de déportée dans des camps nazis et soviétiques.

Contre tous ces éclaireurs de la conscience humaine, les bourreaux (tout comme lors de la covid) ont déployé en un combat systématique tout l’arsenal des grands États modernes, capables d’intervenir dans le monde entier. Ils ont voulu les disqualifier, les décrédibiliser, les intimider.

Face à une telle puissance d’intimidation et d’occultation, les victimes elles-mêmes hésitaient à se manifester et étaient incapables de réintégrer une société, où paradaient leurs délateurs et bourreaux. À la différence de la tragédie juive — où la communauté juive internationale a pris en charge la commémoration du génocide —, il est impossible aux victimes du communisme et à leurs ayants droit de maintenir une mémoire vivante de la tragédie, toute commémoration ou demande de réparation étant interdite.

Quand ils ne parvenaient pas à cacher quelque vérité — la pratique des fusillades, les camps de concentration, la famine provoquée —, les bourreaux se sont ingéniés à justifier les faits en les maquillant grossièrement. Après avoir revendiqué la terreur, ils l’érigèrent en figure allégorique de la Révolution : « quand on coupe la forêt, les copeaux volent »,« on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs». Ce à quoi Vladimir Boukovski répliquait qu’il avait vu les œufs cassés, mais n’avait jamais goûté l’omelette. Le pire fut sans doute atteint avec la perversion du langage. Par la magie du vocabulaire, le système concentrationnaire devint une œuvre de rééducation, et les bourreaux des éducateurs appliqués à transformer les hommes de l’ancienne société en des « hommes nouveaux ». Les zeks — terme qui désigne les prisonniers des camps de concentration soviétiques — étaient « priés », par la force, de croire en un système qui les asservissait. En Chine, le concentrationnaire est dénommé « étudiant » : il doit étudier la pensée juste du Parti et réformer sa propre pensée fautive.

Comme souvent, le mensonge n’est pas l’envers, stricto sensu, de la vérité et tout mensonge s’appuie sur des éléments de vérité. Les mots pervertis se situent dans une vision décalée qui déforme la perspective d’ensemble : on est confronté à un astigmatisme social et politique. Or, une vue déformée par la propagande communiste est aisée à corriger, mais il est très difficile de ramener le voyant fautif à une conception intellectuelle pertinente. L’impression première demeure et devient préjugée. Comme des judokas, et grâce à leur incomparable puissance propagandiste — fondée largement sur la perversion du langage —, les communistes ont utilisé la force même des critiques adressées à leurs méthodes terroristes pour les retourner contre ces mêmes critiques, soudant chaque fois les rangs de leurs militants et sympathisants par le renouvellement de l’acte de foi. Ils ont retrouvé ainsi le principe premier de la croyance idéologique, formulé en son temps par Tertullien : « Je crois parce que c’est absurde. »