Les dégoûtés et les dégoûtants – Chapitre 29 – L’oppression des pantoufles
C’est un peu une tradition dans les régimes extrémistes ! Sous prétexte de combattre un régime qu’ils rendent inhumain, à force de le critiquer, celui-ci fait, pourtant, bien pâle figure face aux horreurs des uns et des autres au pouvoir. Les prisonniers politiques sont déférés devant une vraie justice dans un régime démocratique ; la défense peut s’y exprimer autant, sinon plus, que l’accusation et prendre à témoin une opinion publique nationale inexistante en régime extrémiste, et surtout l’opinion publique internationale. Les prisonniers et les condamnés bénéficient d’une réglementation dans les prisons et le régime de la relégation ou même de la déportation n’existe, quasiment, pas.
Dans l’horreur de la déportation, il convient de souligner, nous-même (puisque pas de procès pour certains !), que les régimes extrémistes ne procèdent pas de la même façon : si l’on compare les déportés du régime Tsariste avec ceux du régime Bolchevik, les premiers pouvaient partir avec leur famille, lire et écrire ce que bon leur semblait, chasser, pêcher, se rencontrer à loisir avec leurs compagnons d’« infortune ». Lénine et Staline avaient pu en faire l’expérience personnelle. Même les Souvenirs de la maison des morts, de Dostoïevski, qui frappèrent tant l’opinion lors de leur publication, paraissent bien anodins face aux horreurs du communisme. Il y eut, assurément, dans la Russie des années 1880 à 1914, des émeutes et des insurrections réprimées durement par un système politique archaïque. Cependant, de 1825 à 1917, le nombre total des personnes condamnées à mort en Russie pour leur opinion ou leur action politique a été de 6 360 dont 3 932 furent exécutées — 191 de 1825 à 1905, et 3 741 de 1906 à 1910 —, chiffre qui avait déjà été dépassé par les bolcheviks en mars 1918, après seulement quatre mois d’exercice du pouvoir. Le bilan de la répression Tsariste est donc sans commune mesure avec celui de la terreur communiste.
Le communisme a violemment stigmatisé la terreur pratiquée par les régimes fascistes. Mais un rapide examen des chiffres montre, là aussi, que les choses ne sont pas aussi simples. Le fascisme italien, le premier en action et qui s’est ouvertement revendiqué comme « totalitaire », a certes emprisonné et souvent maltraité ses adversaires politiques. Il est pourtant, rarement, allé jusqu’au meurtre et, au milieu des années trente, l’Italie comptait quelques centaines de prisonniers politiques et plusieurs centaines de confinati — placés en résidence surveillée dans les îles —, mais, il est vrai, des dizaines de milliers d’exilés politiques.
Jusqu’à la guerre, la terreur nazie a visé quelques groupes ; les opposants au régime — principalement communistes, socialistes, anarchistes, certains syndicalistes — ont été réprimés de manière ouverte, incarcérés dans des prisons et surtout internés dans des camps de concentration, soumis à des brimades sévères. Au total, de 1933 à 1939, environ 20 000 militants de gauche ont été assassinés après jugement ou sans jugement dans les camps et prisons ; sans parler des règlements de comptes internes au nazisme comme la « Nuit des longs couteaux » en juin 1934. Autre catégorie de victimes vouée à la mort, les Allemands censés ne pas correspondre aux critères raciaux du « grand Aryen blond » — malades mentaux, handicapés physiques, vieillards. Hitler s’est décidé à passer à l’acte à l’occasion de la guerre : 70 000 Allemands ont été victimes d’un programme d’euthanasie par gazage entre fin 1939 et début 1941, jusqu’à ce que les Églises protestent et que ce programme soit arrêté. Ce sont les méthodes de gazage mises alors au point qui furent appliquées au troisième groupe de victimes, les Juifs.
Jusqu’à la guerre, les mesures d’exclusion à leur encontre étaient généralisées, mais leur persécution connut son apogée lors de la Nuit de Cristal » — plusieurs centaines de morts et 35 000 internements en camps de concentration. Ce n’est qu’avec la guerre, et surtout avec l’attaque contre l’URSS, que se déchaîna la terreur nazie dont le bilan sommaire est le suivant : 15 millions de civils tués dans les pays occupés, 5,1 millions de Juifs, 3,3 millions de prisonniers de guerre soviétiques, 1,1 million de déportés morts dans les camps, plusieurs centaines de milliers de Tsiganes. À ces victimes s’ajoutèrent 8 millions de personnes affectées à des travaux forcés et 1,6 million de détenus concentrationnaires non décédés.
La terreur nazie a frappé les imaginations à trois titres. D’abord parce qu’elle a touché directement les Européens. D’autre part, les nazis ayant été vaincus et leurs principaux dirigeants jugés à Nuremberg, leurs crimes ont officiellement été désignés et stigmatisés comme tels. Enfin, la révélation du génocide des Juifs a été un choc pour les consciences par son caractère en apparence irrationnel, sa dimension raciste, la radicalité du crime.
Le propos n’est pas ici d’établir on ne sait quelle macabre arithmétique comparative, quelle comptabilité en partie double de l’horreur, quelle hiérarchie dans la cruauté. Les faits sont pourtant têtus et montrent que les régimes communistes ont commis des crimes concernant environ 100 millions de personnes, contre environ 25 millions de personnes au nazisme. Ce simple constat doit au moins inciter à une réflexion comparative sur la similitude entre le régime qui fut considéré à partir de 1945 comme le régime le plus criminel et un système communiste qui a conservé toute sa légitimité internationale ; qui est au pouvoir dans certains pays et garde des adeptes dans le monde entier. Et même si beaucoup de partis communistes ont reconnu tardivement les crimes du stalinisme, ils n’ont pas, pour la plupart, abandonné les principes de Lénine et ne s’interrogent guère sur leur propre implication dans le phénomène terroriste.
Les méthodes mises en œuvre par Lénine et systématisées par Staline et leurs émules, non seulement rappellent les méthodes nazies, mais bien souvent leur sont antérieures. À cet égard, Rudolf Hess, chargé de créer le camp d’Auschwitz, et son futur commandement, a tenu des propos fort indicatifs : « La direction de la Sécurité avait fait parvenir aux commandants des camps une documentation détaillée au sujet des camps de concentration russes. Sur la foi de témoignages d’évadés, les conditions qui y régnaient étaient exposées dans tous les détails. On y soulignait particulièrement que les Russes anéantissaient des populations entières en les employant au travail forcé ». Cependant, le fait que le degré et les techniques de violence de masse aient été inaugurés par les communistes et que les nazis aient pu s’en inspirer n’implique pas, à nos yeux, que l’on puisse établir un rapport direct de cause à effet entre prise du pouvoir par les bolcheviks et émergence du nazisme.
Dès la fin des années vingt, la GPU (nouvelle appellation de la Tcheka) inaugura la méthode des quotas : chaque région, chaque district devait arrêter, déporter ou fusiller un pourcentage donné de personnes appartenant à des couches sociales « ennemies ». Ces pourcentages étaient définis centralement par la direction du Parti. La folie planificatrice et la manie statistique n’ont pas concerné la seule économie, elles se sont aussi saisies du domaine de la terreur. Dès 1920, avec la victoire de l’Armée rouge sur l’année blanche, en Crimée, apparurent des méthodes statistiques, voire sociologiques : les victimes sont sélectionnées selon des critères précis, établis sur la base de questionnaires auxquels personne ne peut se soustraire. Les mêmes méthodes « sociologiques » seront mises en œuvre par les Soviétiques pour organiser les déportations et liquidations massives dans les États baltes et en Pologne occupée en 1939-1941. Le transport des déportés par wagons à bestiaux a donné lieu aux mêmes « aberrations » que dans le cas nazi : en 1943-1944, en pleine bataille, Staline a fait disparaitre du front des milliers de wagons et des centaines de milliers d’hommes des troupes spéciales du NKVD pour, assurer dans le délai très bref de quelques jours, la déportation des peuples du Caucase. Cette logique génocidaire — qui consiste, pour reprendre le Code pénal français, en « la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d’un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire » — appliquée par le pouvoir communiste à des groupes désignés comme ennemis, à des fractions de sa propre société, a été poussée à son paroxysme par Pol Pot et ses Khmers rouges.
Le rapprochement entre nazisme et communisme en ce qui concerne leurs exterminations respectives est susceptible de choquer. Pourtant, c’est Vassili Grossman — dont la mère fut tuée par les nazis dans le ghetto de Berditchev, qui écrivit le premier texte sur Treblinka et fut l’un des maîtres d’œuvre du Livre noir sur l’extermination des Juifs d’URSS — qui, dans son récit « Tout passe », fait dire à l’un de ses personnages à propos de la famine en Ukraine : « Les écrivains et Staline lui-même disaient tous la même chose : les koulaks sont des parasites, ils brûlent le blé, ils tuent les enfants. Et on nous a déclaré sans ambages : il faut soulever les masses contre eux et les anéantir tous, en tant que classe, ces maudits. » Il ajoute : « Pour les tuer, il fallait déclarer : les koulaks, ce ne sont pas des êtres humains. Tout comme les Allemands disaient : les Juifs, ce ne sont pas des êtres humains. C’est ce qu’ont dit Lénine et Staline : les koulaks, ce ne sont pas des êtres humains. »
Chaque fois, ce ne sont pas tant des individus qui sont frappés que des groupes. La terreur a pour but d’exterminer un groupe désigné comme ennemi qui, certes, ne constitue qu’une fraction de la société, mais qui est frappé en tant que tel par une logique génocidaire. Ainsi, les mécanismes de ségrégation et d’exclusion du « totalitarisme de classe » ressemblent singulièrement à ceux du « totalitarisme de race ». La société nazie future devait être bâtie autour de la « race pure », la société communiste future autour d’un peuple prolétarien pur de toute scorie bourgeoise. Le remodelage de ces deux sociétés fut envisagé de la même manière, même si les critères d’exclusion n’étaient pas les mêmes. Il est donc faux de prétendre que le communisme soit un universalisme : si le projet a vocation mondiale, une partie de l’humanité y est déclarée indigne d’exister, comme dans le nazisme. La différence est qu’un découpage par strates (classes) remplace le découpage racial et territorial des nazis. Les forfaits léni nien, stalinien, maoïste et l’expérience cambodgienne posent donc à l’humanité — ainsi qu’aux juristes et aux historiens — une question nouvelle : comment qualifier le crime qui consiste à exterminer, pour des raisons politico-idéologiques, non plus des individus ou des groupes limités d’opposants, mais des fractions massives de la société ? Faut-il inventer une nouvelle dénomination ?