Les dégoûtés et les dégoûtants – Chapitre 17 – Les phantasmes de complots pour défendre l’égo de quelques manipulateurs machiavéliques

En apnée dans l’univers du complotisme, la tâche est vaste d’assainir le fatras de confusionnisme qu’est devenu le monde. Quelques dégoûtants s’en gargarisent et s’en abreuvent, tant ce confusionnisme peut être, très utile, à leurs propagandes de manipulateurs « bienveillants ».

Nous nous devons tous de lutter contre les narrations toxiques qui prolifèrent et s’emparent de quelques « mougeons » qui croient, sans vérifier, ce que quelques dégoûtants leurs raconte via internet. Le phénomène propagandiste est délétère court-circuite le mécontentement et la colère en détournant l’attention vers quelques boucs émissaires

Dissipons un malentendu. Il existe une critique des médias et des médias sociaux propre à quelques élites, une critique de pétomanes exécrant ce qui n’entre pas dans les cases de leurs esprits, totalement, lobotomisé, typique des gardiens des valeurs d’une soi-disant « gauche ». Ce sont ceux qui méprisent le peuple de moutons, qui lancent des petits mots d’esprit contre le suffrage universel, qui font un éloge, dénué de toute critique à un quelconque gourou, qui « démolit » les ignorants, qui défendent le principe d’autorité contre celui d’une liberté d’expression totalement débridée et qui se comportent en propriétaires de la philosophie des Lumières, obtenue par pres­cription acquisitive, alors que c’est contre la propriété qu’ils prétendent lutter.

Ceux-là critiquent les réseaux sociaux et les médias de manière générique et superficielle, car il n’existe, pour eux, qu’un seul problème, au final : ces plate­formes permettent à trop de gens de s’exprimer. Causant, ainsi, un «problème», une confrontation d’opinions, impossible avec l’idéal dont ils s’estiment gardes chiourme, qu’il faudra, tôt ou tard, affronter avec plus de lois, de contrôles, d’accès réglementés, etc…

Ce genre de truc qui nous a toujours, tous fait chier. Paradoxal pour des individus qui sont, généralement, très fiers, de porter les couleurs de la défense de la liberté d’expression. Alors que, finalement, en reprenant les mots de Jacques Rancière, ce n’est rien d’autre que la «haine de la démo­cratie», l’hostilité envers des «formes d’interaction sociale qui [entraî­nent] une multiplication d’aspirations et de demandes » qu’ils arborent. C’est, juste, du mépris pour la multiplicité, exprimé au nom d’une «démocratie» toute formelle qui se réduit au bout du compte et en réalité à une oligarchie.

La promesse des médias sociaux et la réalité des faits

Il y a, en amont, un malentendu sur l’expression «médias sociaux» elle-même. Surtout lorsqu’elle est transférée dans un contexte de personnes qui se prétendes défenseurs de valeurs morales. Cette qualification est, de fait, à la fois générique et erronée :

  • Générique parce que tous les médias sont sociaux : ils sont dans la société, concernent la société, s’adressent à la société ;
  • Erronée parce que « social » revêt ici l’acception «de, relatif ou conçu pour la sociabilité», qui est, à son tour, une condition «marqué par ou propice à la convivia­lité ou à des relations sociales agréables».

L’expression « médias sociaux» signifie donc plus ou moins «moyens de communication conçus pour vous permettre de rester de bonne humeur en bonne compagnie». Ce nom est déjà un slogan et une promesse : si vous traînez par là vous aurez plein d’amis et de relations agréables.

Mais alors, si l’on considère les médias sociaux les plus courants, on en vient à se demander : quel rôle jouent les inimitiés, les relations toxiques, les échanges avec des personnes déplaisantes ? Pourquoi tant de groupes d’« amis » sont-ils des bandes de bêtes féroces et pourquoi tant de gens sont-ils aussi clairement furieux ?

Eh bien ! parce que vu le moment historique et le modèle d’entre­prise, c’est bien à ça qu’on en arrive.

  • Moment historique : nous sommes dans le capitalisme et en pleine crise mondiale. Beaucoup de gens ont une vie de merde. Des raisons d’être furieux, ils en ont à gogo, et tôt ou tard, ils commencent à déblo­quer sur les réseaux.
  • Modèle d’entreprise : pour les commerciaux des réseaux, ces déblo­cages valent de l’or. Mais peut-être faut-il une métaphore plus précise : sur les réseaux, les relations sont à la fois le sol à creuser et la matière première à extraire et à valoriser. C’est là aussi une forme d’extractivisme : tout ce qui se passe ceux-ci dérive de la nécessité de sonder, d’extraire et de vendre la vie des gens. La machine des réseaux a commencé mollement, puis elle est montée en puis­sance.

Quelques personnes ont écrit là-dessus, jadis, sur le «fétichisme de la marchandise numérique» et sur l’exploitation des interactions sur les réseaux sociaux. Irritant et provoquant, au passage, des réactions sarcastiques et passives-agressives. On vivait, encore, la lune de miel, avec le web « 2.0 ». Le mythe de la Silicon Valley et les techno-enthousiastes se divi­saient en trois catégories :

  • une minorité de rêveurs en retard, convaincus que la toile était encore celle de l’époque « héroïque » et de l’« éthique hacker » ;
  • une autre minorité, composée de startupers et d’apologistes du startupisme, dont vous ruiniez le business potentiel si vous cri­tiquiez le Saint Réseau ;
  • une grande majorité d’inconscients, une vaste masse de néo­phytes qui arrivaient sur internet, par le truchement, de quelques biais cognitifs et utilisaient les technologies numériques sans se poser la moindre question.

Les sociétés gérants ces réseaux sociaux vendent mes données personnelles ? Et qu’y a-t-il de mal à ça ? Le contrôle ? Contrôle de quoi ? Le respect de la vie privée ? Mais pour­quoi, tu as quelque chose à cacher ? Pas moi ! Celui qui ne fait rien de mal, n’a rien à craindre, etc… Mais l’on peut qualifier les disposi­tifs des réseaux sociaux d’«uniformisant et persuasif» : persuasif, dans le sens où ils induisent des comportements automatiques et prévisibles (ils nous veulent, juste­ment, tous vrais et sociaux) et, à la fois, uniformisant dans le sens où ils induisent, en nous, utilisateurs, des distributions identitaires, des moda­lités d’interaction et de narration, des, régimes de visibilité qui nous rendent sériels et identiques. »

Bien sûr, au début, avec l’injonction d’utiliser son vrai nom – ce qui fut un tournant radical dans l’histoire du web car avant personne ne savait, vraiment, qui tu étais un – et de mettre sa photo (si l’on met, vraiment la sienne), les réseaux sociaux ont démontrés qu’ils nous voulait « vrais et réels » en tant qu’individu. Les réseaux sociaux induisent des processus de subjectivation individualisants : ils induisent une vision monolithique et cohésive de l’identité, en nous interdisant explicitement de jouer avec des repositionnements créa­tifs du Soi. Cet aspect du dispositif accroît le potentiel de ressem­blance de notre alter ego numérique avec le réel : tout comme nous sommes poussés à donner une “vraie” image de nous-mêmes, nous attribuons aussi aux autres “avatars”, aux alter ego numériques de nos “amis”, une consistance qui dans d’autres lieux du web ou dans la vie de tout les jours, ne pos­sède pas la même force persuasive.»

Quant à l’uniformisation, grand rêve pour certains égocentriques manipulateurs et machiavéliques, la chose est devenue de plus en plus évidente. Sur les réseaux sociaux, on finit par communiquer, presque tous, de la même façon, par suivre les mêmes schémas et parcours, par réagir aux mêmes sti­mulations standardisées selon les mêmes modèles. Ce n’est pas pour rien que certaines entités vous y veulent présent et actif.

Bien sûr, direz vous que « chaque technologie dépend de la façon dont on l’utilise ». La tirade n’est pas trompeuse ? Elle présuppose une idée de technologie neutre, un outil pur qui, quand nous le prennons en main, devient, ou peut devenir, une projection directe de notre volonté. Ça ne fonctionne pas comme ça. Chaque technologie a une logique de fond inscrite en elle qui en établit l’utilisation. Même la technologie la plus simple fonctionne sur la base d’un algorithme, c’est-à-dire une séquence d’instructions pour accomplir une opération définie. L’algorithme inscrit dans le cric est la bonne façon de l’utiliser pour changer une roue. Essayez de faire la même chose avec un tube de baume à lèvres et voyons si vous allez loin. Essayez de dire que le gaz sarin, ça dépend de com­ment vous l’utilisez…

Dans le cas présent, la technologie dont nous parlons est une complexe infrastructure planétaire de communication, projetée et continuellement weaponisée, acérée pour aiguillonner de toutes les manières possibles les échanges et les interactions entre les personnes, et transformer ces échanges et ces relations en marchandise. Et il ne s’agit pas de « marchandisation » au sens figuré : non, ces relations deviennent des mégadonnées à vendre, donc des marchandises au sens littéral du terme.

Si l’on parle d’une technologie de ce genre, il est vraiment naïf de penser que l’individu isolé ait une quelconque marge de choix, ou une quelconque marge de manœuvre pour pirater ce milieu.

À plus forte raison si l’aiguillon et l’extraction de valeur adviennent grâce à un processus grandissant de gamification, très semblable à ce qui est utilisé dans les jeux vidéo de hasard, dans la programmation des machines à sous aux sites de paris, en passant par le poker en ligne. Une machine à sous ne «dépend pas de comment on l’utilise» : on l’utilise comme elle a été programmée, point. Et elle a été programmée pour susciter une dépendance comportementale : l’hasardopathie (ou ludopathie, si vous préférez).

Dans le « game », au sens de partie, concours, compétition (même seulement avec soi-même) ; la gamification signifie ajouter à une acti­vité, à une interaction entre personnes, à un milieu communicatif, des scores, des records, des prix, des « récompenses variables », des niveaux à dépasser, parfois des punitions à éviter, tout cela pour rendre l’ex­périence addictive.

Cette gamification ne la trouve-t-on pas, finalement, dans les principes de fonctionnement des réseaux sociaux ? Si l’on considère les caractéristiques de la gamification, les réseaux sociaux ne les possèdent ils pas toutes ?

  • Comme il arrive dans de nombreux jeux vidéo, 1) l’œil est surstimulé au point que le joueur/utilisateur ne se rend pas compte qu’on l’appelle, voire qu’on le touche ; il peut marcher dans la rue et ne pas s’apercevoir d’un danger parce qu’il est immergé dans la procédure gamifiée ;
  • 2) il tend à se connecter de plus en plus souvent à la plateforme qui octroie les sessions de jeu ;
  • 3) il répète des actions simples de façon mécanique (like, post, défilement de l’écran, etc.) ;
  • 4) il est orienté par des chiffres qui mesurent ses activités (nombre de notifications, de posts, de likes, etc.) ;
  • 5) les règles du jeu changent en fonction de la volonté souveraine de la plateforme ;
  • 6) l’entrée et la sortie de l’espace gamifié ne sont pas marquées de manière significative parce que le login et le logout sont automatisés et peuvent être effectués n’importe quand et n’importe où..

Narcisse qui fait caca

Les médias sociaux sont les plus récentes articulations d’un pouvoir qui veut savoir et nous incite à parler de nous (version, plus moderne, des fameuses autocritiques propres à certains régimes politique ou personnages à tendances égocentriques). Les réseaux sociaux constituent le dis­positif principal de cette machine à contrôle, ils ont avancés avec plus de force et d’efficacités, faisant sauter de plus en plus de verrous, déplaçant les limites de la réserve et de la pudeur.

Les réseaux sociaux sont coercitif, addictif et, selon leur logique de fond, narcissisant. Leur marque de fabrique est ce que l’on pourrait appeler la « porno­graphie émotionnelle » : parler sans arrêt de soi, se faire de la publicité, soumettre les moindres détails de sa vie au jugement de ses « amis » (jamais un mot n’a été aussi perverti étant donné que beaucoup d’«amis» sont en réalité des étrangers ou de vagues connaissances), offrir en spectacle ses états d’âme, ses humeurs, ses émotions, même passagères, jusqu’à la souffrance ou la douleur, le tout sur les pan­neaux d’affichage d’une entreprise privée.

Les métaphores possibles sont diverses : sur les réseaux sociaux, nous sommes en vitrine, nous sommes en direct vingt-quatre heures sur vingt-quatre si nous le souhaitons, nous sommes un poisson dans l’aquarium d’entreprises privés (que quelques che guevara autoproclamés ne font que critiquer négativement et dont on pourrait résumer le rôle, actuel, dans cette phrase : nous avons renoncés à un rôle de figurant dans la guerre pour un rôle principal dans une cage.

Alors nous voilà ! Un algorithme nous a persuadé que nous pouvions consi­dérer chaque moment de notre vie intéressant pour les autres, et par conséquent digne d’être notifié, nous nous employons donc à faire savoir conti­nuellement où nous sommes, avec qui, ce que nous faisons, ce que nous mangeons. Des choses, souvent si insignifiantes, qu’autrefois, nous ne les aurions, même pas, écrites dans notre journal intime, en fin de journée ; tandis qu’aujourd’hui nous en faisons étalage publiquement.

Ce comportement, cette revendication de «partage» perpétuel, ne peut-on pas la considérer comme enva­hissante ? Partager et partager de façon compulsive sont deux choses diffé­rentes. Le problème n’est évidemment pas le partage en soi, qui est la pratique fondamentale pour construire des mondes communs, mais l’automatisme du partage qui ne requiert aucun effort, mais est la simple répétition d’une procédure qui devient une accou­tumance somatopsychique (un peu comme lorsque l’on écoute une chanson pendant un concert et qu’au lieu de l’écouter et de jouir des vibrations qui se pro­pagent dans tout le corps, l’on se préoccupe davantage d’enregistrer l’événement pour le partager, tout de suite, ailleurs.

Fut un temps où, le type qui infligeait aux autres ses petits films de vacances était considéré comme un casse-pied, une caricature, un personnage de bande dessinée fadasse. De nos jours, ce type, c’est nous, et les algorithmes nous récompense, nous donnent l’impres­sion d’être les héros d’une histoire excitante. Et, si des «amis» ajoutent un like à nos mises à jour cela signifie qu’elles ne sont pas si ennuyeuses. Trop bien ! En échange, nous allons « lïker » les leurs ! Juste par politesse, bien sûr, qu’ est-ce que vous voulez que ça nous foutent ce qu’ils sont en train de manger ?

La machine à storytelling – Le pouvoir de narration à l’ère des médias sociaux

Les réseaux sociaux nous dévoilent, finalement, notre tendance à l’autobiographie : à partir du choix de notre photo de profil, nous fabriquons notre “mythe personnel”, nous construisons un personnage autour duquel gravitent des histoires dont nous sommes les protagonistes, les témoins, les héros, les victimes. Les réseaux sociaux nous conditionnent à raconter une vie intéressante comme celles des fictions narratives, romanesques et télévisuelles, une vie dans laquelle nous sommes beaux, intelligents, créatifs, amusants, occupés, provocateurs, etc., devant un public réceptif, car soumis au même conditionnement. En somme les réseaux sociaux nous offre un mécanisme de “reflet intercorporel”. »

Sur les réseaux sociaux, la narration que nous faisons de nous-même est une fic­tion. Nous devenons notre propre standardisation, nous devenons un personnage. La grande duperie de ces réseaux, est là, dans la mise à disposition d’un système d’écriture qui promet de nous rendre auteurs d’une histoire dans laquelle le héros mène une vie intéressante, une vie mue par des histoires privées passionnantes et divertissantes, et immergée dans les événements et les conflits du monde global. Tout, que ce soit le privé ou le public, les histoires ou l’Histoire, tout est absorbé par la narration du fil d’actualité. La force des algo­rithmes réside dans le fait qu’ils donnent un semblant d’unité au chaos déboussolant de la toile. Une prison dorée dans laquelle série, répéti­tion, habitude, fausse familiarité et tic constituent un récit rassurant au sein d’une communauté qui se trompe en imaginant partager une vie forgée avec le même circuit médiatique de plateformes qui mêlent technologie, divertissement et design.

La cohérence narrative nous nivèle et appauvrit la dimension plurielle du moi. Dans la vie nous sommes tous plusieurs personnes parce que nous sommes nos relations interpersonnelles et sociales. Pour ma mère je suis le fils, pour mon fils je suis le père, au travail je suis le collègue, dans la tribune du stade je suis celui qui lance les chœurs, et puis je suis l’ex-camarade de classe, l’électeur, le bénévole de la bibliothèque, l’habitant du quartier, le fan historique de telle musique… Il n’y a, évidemment pas, de «cohérence narrative» entre ces personnalités, et il est normal que je m’exprime de façon différente dans chaque situation : dans la tribune j’utiliserai un langage – verbal et corporel – que je n’utiliserai jamais au travail ou en allant voir ma grand-mère à la maison de retraite.

Sur les réseaux sociaux, tous ces contextes s’affaissent, au sens où ils s’écrou­lent les uns sur les autres. Le moi multiple est réduit à Un, ce Un qui correspond à mon profil qui fait face à tout le monde – parce que «tout le monde est sur Facebook»: ma mère, mon supérieur hiérar­chique, les partisans de mon équipe favorite, la directrice de la biblio­thèque, mes ex-camarades de classe, le conseiller municipal pour lequel j’ai voté ou pas, les clients du bar du coin… – sans les diffé­rences et les nuances de la vie réelle.

« Context cottapse» est une expression. Une situation qui engendre des malentendus, du contrôle social et qui est, au fond, la raison pour laquelle nous pourrions déser­ter les réseaux sociaux et chercher des milieux moins « généralistes » : pour pouvoir parler entre nous, comme bon nous semble, sans être lus par des individus qui revendiqueraient un contrôle sur nous. Que cette recherche nous fasse, ensuite, tomber dans des milieux, non moins « gamifiés » et extrac­tifs, c’est une autre histoire !

Ceux qui restent fidèles à leurs réseaux sociaux oscillent, en revanche, entre deux choix qui ne s’excluent pas mutuellement. Soit on fait baisser le niveau de discussion jusqu’à trouver une sorte de plus petit dénominateur commun, avec un ton neutre dans l’espoir de ne blesser per­sonne, mais qui est aussi, au fond, une façon de ne dire rien qui fasse croître l’esprit critique et aide à faire réfléchir son interlocuteur. Soit les défenses de la vie privée (et dans les cas extrêmes de la décence) bais­sent et l’on devient ivre de likes ou de partages. S’ensuit alors, la griserie, passagère, de l’attention jusqu’à ce que l’on en devienne dépendant.

Le temps volé à la vie

La dopamine. La substance qui excite et rend accro. Nous avons besoin de toujours plus de dopamine. Nous nous immergeons dans une socialité « always on » et nous nous fixons de moins en moins de limites de temps et de circons­tance. Une socialité aiguillonnée par la gamification, qui impose des rituels dont nous ne nous rendons pas compte, qui crée et renforce notre dépen­dance, qui nous pousse à chercher la gratification des likes, qui nous bombarde de notifications, qui nous pousse à vérifier notre profil de façon compulsive à cause du « FOMO ».

FOMO (Fear Of Missing Out) ou peur d’être hors du coup, de louper une chose fondamentale si nous nous éloignons dix minutes de notre écran alors que, la plupart du temps, ce ne sont que des futilités, des trucs sans intérêt, dans la meilleure des hypothèses des informations dont nous pouvons nous dispenser ou que nous pouvons lire plus tard sans que notre qualité de vie en soit affectée le moins du monde.

Une qualité de vie, en revanche, minée, justement, par le FOMO, par la compulsion, par la dépendance. Si l’utilisateur est comme une source, un puits de pétrole ou un filon aurifère, il arrive que, tôt ou tard, il s’épuise. Dans ces cas-là, soit on creuse plus profond, soit on cherche de nouvelles voies pour extraire le pétrole, c’est-à-dire les informations, les émotions, les données. C’est à cela que servent les stimulations, les notifications et les prestations com­plémentaires. Le toxicomane doit toujours être maintenu dans un état de dépendance, l’accoutumance doit être contrôlée et rendue fonction­nelle au maintien d’une consommation massive de substances, en l’oc­currence les interactions sur les réseaux. Les stupéfiants peuvent changer, mais on ne doit jamais et sous aucun prétexte arrêter de fournir sa propre matière première au réseau social.

La consommation ininterrompue d’interactions sur les réseaux sociaux vole des heures à tout le reste, à un eros non névrotique, à la lecture pour le pur plaisir de lire, et au sommeil. Le temps de sommeil se rétracte, il rétrécit sous la pression du capitalisme « always on ». A ce sujet, c’est, plutôt, abracadabrantesque de constater que beaucoup de personnages qui revendiquent une image anticapitaliste sont, finalement, les plus présents sur ces réseaux alors que le sommeil est le dernier rempart dont dispose l’homme pour résister aux mécanismes “chronophages” de l’économie de mar­ché. En effet, le sommeil est le seul espace, vraiment, non contaminé qui nous reste ! Un territoire, totalement, exempt de stimulations technologiques et de tous ces besoins artifi­ciellement induits par les sociétés et que, justement pour cette raison, le capital veut coloniser à tout prix.

Il est 2 heures du matin et je dois me lever à 7 heures, sauf qu’à 11 heures j’ai déclenché une polémique avec un commentaire ; ça fait trois heures qu’une bande de connards m’attaquent, s’il y en a que j’ai remis en place, d’autres que j’ai viré de mes « amis » parce qu’ils m’ont vraiment déçu, d’autres, encore, qui m’ont écrit que c’est moi qui les aient déçu, et, truc de fou, qui disent que je dois m’excuser, mais m’excuser de quoi ? Je me suis déjà brossé les dents, mais mieux vaut jeter un dernier coup d’œil, voir s’il y a du nouveau, de toute façon, moi, quoi qu’il arrive, je reste sur mes posi­tions ! Merde, il est 2 h 40, mais ils se lèvent pas pour aller bosser le matin, tous ces gens ? OK, pipi et au… Mais putain… ? Lui, je croyais qu’il était de mon côté, pourquoi il like le commentaire qui me dit que je devais m’excuser ?! Oh bordel ! Il est 3 h 30, demain je vais être à la masse… Ah mais s’ils croient que je vais faire un pas en arrière, ils se plantent !

« Moi ça ne m’arrive pas, diront certains, ça m’est arrivé une fois au maximum mais après je me suis donné une règle de conduite. » Nous n’en doutons pas, mais sur le fond, ça ne compte pas : les méca­nismes décrits sont bien ceux-là, le dispositif reste toxique. Au poker ou aux paris aussi, il y a ceux qui « jouent seulement de temps en temps », il y en a même qui réussissent à ne se droguer qu’occasionnel­lement, mais personne ne songerait à en conclure que le jeu n’engendre pas de hasardopathie ou que les drogues ne créent pas de dépendance.

Tenir son rôle

De temps en temps revient la vieille rengaine du présumé « anony­mat » en ligne qui, selon certains, serait la cause des abus et des discours haineux. Qui sont, il est vrai, très nombreux sur les réseaux où notre nom, notre prénom, notre famille et notre vie sont exposés aux yeux de tous.

L’anonymat n’a rien à voir, en fait, avec le déferlement de haines que l’on rencontre sur les réseaux sociaux. C’est le FOMO qui semble être à l’origine de la situation. Chacun se doit d’être présent là où quelque chose a l’air de se passer et de dire sa façon de penser sur tout, en chiant des opinions instantanément. Les freins de l’inhibition lâchent et l’on se retrouve à écrire ou à sous-écrire les pires horreurs tandis que sur notre profil nous avons l’air tout gentil et tout mignon.

Le problème est bien celui-ci : l’obligation de cohérence narrative provoque une action polari­sante et fossilisante. Lorsque nous prenons une position sur le ton le plus âpre possible, quand nous chions un avis sommaire tandis que nous sommes en vitrine, en y mettant le poids de notre nom et de notre visage, en mettant en jeu notre réputation en ligne devant nos « amis », dont on ne sait, même plus, parfois, s’ils sont, encore, nos « amis », il est beaucoup plus difficile de réfléchir calmement, de nous arrêter, de rectifier, de faire notre auto­critique, de présenter des excuses… L’impératif devient : tenir son rôle.

Et c’est comme cela que les fanfaronnades deviennent plus bruyantes, que les discussions s’enveniment, et qu’un abîme d’incom­préhension et de préjugés se creuse entre les personnes.

L’eau des réseaux sociaux – Les branchies

Un tel pseudo-milieu communicatif est parfait pour la diffusion de théories du complot de plus en plus délirantes, qui courent sur une route pavée de balivernes. Le grand succès des complotismes et des informations à mettre au rebut, nés sur et grâce aux réseaux sociaux, en fait. Tout le modèle d’affaires des sociétés dans le domaine des réseaux sociaux repose sur la nécessité de générer davantage d’engagement, et rien ne génère plus d’engagement que le mensonge, la peur et l’indignation.

Les réseaux sociaux, pour commencer, ont joués un rôle clé dans le fait d’im­poser le cadre raciste de l’«invasion», qui a alimenté les discrimina­tions, engendré la violence et la mort, conditionné les résultats d’élections, intoxiqué la vie des cités.

Le cadre rhétorique de l’invasion permet de diffuser la théorie du complot sur le «génocide des Blancs» qui a inspiré plusieurs mas­sacres tout court.

Sur ce point, les algorithmes de méga machines aux mains de multinationales omniprésentes, n’ont fait qu’encou­rager des théories du complot et des invectives contre des élites «mondialistes» qui «veulent nous uniformiser», contre des complots « mondialistes » qui « menacent nos valeurs », « mettent en péril notre culture», etc…

Nous qui nous posons en «antimondialistes» sur les réseaux sociaux : avec nos fanfaronnades qui engendrent de l’engagement ; les complotismes que nous diffusons sont hautement lucratifs pour le capital mondialisé qui, au premier abord, semblerait être notre ennemi ; si nous avions les outils, la conscience, un peu de détachement critique, nous nous pose­rions la question… Mais nous n’avons rien de tout ça. Nous trempons dedans et nous ne le savons pas.

Dans son discours lors de la cérémonie de remise des diplômes au Kenyon College (22 mai 2005), David Foster Wallace avait débuté son allocution en citant l’anecdote des deux poissons qui, y étant nés, ne savaient pas ce qu’était l’eau. Il s’était servi de cette allé­gorie pour mettre en garde contre certaines formes de «vénération» de soi-même, du pouvoir, de l’argent, de son propre intellect. Le danger réside dans le fait que nous ne sommes pas, forcément, tous conscients de l’univers dans lesquels on se glisse progressivement, jour après jour, devenant chaque fois plus sélectif quant à ce que nous voyons et quant à l’aune à laquelle nous estimons la valeur des choses. Et ce soi-disant “vrai monde” ne nous dissuadera pas de fonctionner selon nos paramètres par défaut, parce que ce soi-disant “vrai monde” fredonne, joyeusement, dans une mare de peur, de colère, de frus­tration, d’envie et de vénération de soi.

Wallace ne parlait pas des médias sociaux. A cette époque, on avait, tout juste, pensé aux noms de domaine de nos réseaux sociaux. Mais le fre­donnement, joyeux, du soi-disant «vrai monde» qui accompagne ce glissement dans les «paramètres par défaut» décrit très bien un milieu dans lequel, comme l’eau pour les deux poissons de la petite histoire, on se trouve immergé sans en avoir conscience.

Entendons-nous bien : dans l’aquarium des réseaux sociaux, on peut, quand même, trouver des gens qui tentent d’enquêter, de problématiser l’eau dans laquelle ils nagent. Mais n’oublions pas que ceux qui se répandent en invectives contre un système dont ils s’estime exclus, contre le « mondialisme » et les « lobbies sans patrie », contre l’inexistant « plan » qui veut nous remplacer par les étrangers, contre, le tout aussi imaginaire, « complot gender » qui nous veut tous pédés avec un enfant volé (bref les sujets qui, aussi incroyable que ce soit, se prennent au sérieux), ceux-là n’ont pas conscience de l’eau de l’aquarium dans lequel ils viennent faire éclore leur prose.

« L’eau, mais qu’est-ce que ça peut bien être ? »

Sans même aller jusqu’aux, sempiternels, clivages rouges/bruns ; les plus écervelés, ce qui précède vaut pour une bonne partie de nos « anti-impérialistes », ceux toujours occupés à étiqueter les autres comme «idiots utiles» au service d’autres entités, «valets de X», «pions du néolibéralisme», etc…

Il n’y a, peut-être, aucun sujet qui incarne l’expansionnisme cultu­rel et le néolibéralisme mieux que celui des réseaux sociaux où ils viennent imposer leurs proses. Ils l’incarnent dans leurs synthèses, toujours plus trompeuses et pernicieuses, que d’autres, dérivées de ce que Richard Barbrook et Andy Cameron appelaient déjà en 1951 « idéo­logie californienne» : «un étrange pastis d’anarchisme hippie et de libéralisme économique gonflé avec une bonne dose de déterminisme technologique». Pourtant, les soi-disant, « anti-impérialistes » sont accrochés aux réseaux sociaux du matin jusqu’à tard le soir et n’évoquent, jamais cela.

Aucune ana­lyse sur le milieu informatif dans lequel voyagent leurs mots, sur les rapports de propriété qui façonnent l’instrument qu’ils utilisent, sur les rapports de production à l’intérieur desquels leurs propres défoulements s’exprime à travers une inlassable activité qu’ils offrent avec zèle au capital qu’ils prétendent exécrer. Leur présence sur les réseaux sociaux est acritique, elle n’est jamais problématisée, jamais reconnue comme une contradiction… Sauf, lorsqu’ils tombent des nues et pleurnichent parce que leur page est bloquée ou que l’on a exprimé une opinion différente de la leur. Dans ces cas-là, ils vont, même, jusqu’à impliquer des autorités qu’ils insultent, copieusement, au passage.

Après quoi, une fois la page débloquée, tout reprend comme avant. Curieuse, cette stratégie du désistement entre les anti-capitaliste et les sociétés propriétaires des réseaux sociaux.

Au bout du compte, ils y dénoncent toutes sortes de complot loufo­ques, toutes sortes de manœuvres obscures ou en tout cas opaques… et ne parlent pas du « complot », à des fins lucratives, qui façonne le cadre de ces « dénonciations ». Ils ne parlent, jamais, de l’incroyable opa­cité des réseaux sociaux avec des utilisateurs qui sont transparents envers le dispositif, mais avec un dispositif qui est opaque pour les utilisateurs. Personne ne voit jamais les « salles des machines » métaphoriques ; tandis que les plate­formes ont l’exclusivité de la vision globale des interactions, l’utilisateur connaît seulement – et mal – les siennes.

Le temps des illusions est terminé

Le résultat de tout cela est que plus on s’efforce d’apparaître sous son meilleur jour sur les réseaux sociaux, plus on s’avilit dans tous les autres domaines de sa vie : on est plus narcissique, plus frimeur, plus prince ou princesse, plus monsieur ou madame je sais tout, plus « moi je vais vous montrer », plus pleurnicheur quand quelque chose ne va pas, etc… Jadis, les réseaux sociaux avaient, encore, un pouvoir soft et peu «gamifié». Leur nature extractiviste n’était pas très claire, ils n’étaient pas, encore, «les plus grande machine de propagande de la planète». Jadis, on pouvait même être « possibilistes ». À bien y regarder, nous pouvions tous inventer et expérimenter des itinéraires de résistance personnels et nouveaux, de nouvelles façons de s’opposer à l’hégémonie des dispositifs. »

Maintenant, est-il encore possible de le croire ? Les séismes causés par l’exploitation des données laisseront un paysage de décombres psychiques, de relations en ruine, de réputations en morceaux. C’est de là qu’il faudra repartir.

Le vrai « grand remplacement » : les réseaux sociaux et les médias indépendants

Il y a ceux qui tentent de faire des réseaux sociaux un usage militant. Or, dans un tel contexte, il n’y aurait pas plus de contre que de pour, et il ne vaudrait pas mieux expérimenter autre chose ? Bien sûr, l’«ailleurs absolu», le «dehors» du système n’existent pas ; mais des contextes moins défavorables et toxiques peuvent exister.

Sans volonté de stigmatiser ceux qui ont parié qu’ils pourraient, aussi, mettre leur information militante et faire leur propre propagande via ces réseaux sociaux. Il faut espérer qu’ils l’ont fait après avoir, mûrement réflé­chi et pesé le pour et le contre. Mais, il y a, aussi, ceux qui l’ont fait par pur automatisme, sans trop y réfléchir, parce que « tout le monde est sur les réseaux sociaux».

Ceux qui disent «les masses sont sur les réseaux sociaux» rappellent un peu ceux qui disent « j’ai trouvé l’amour de ma vie grâce aux réseaux sociaux ». Soyons contents pour eux, mais ça ne change pas le fond de la discussion. Il y a ceux qui ont trouvé l’amour à l’école, sur leur lieu de travail, au cours de perfectionnement, dans des transports en commun, pendant des vacances à la mer… Il y en a même qui l’ont trouvé en prison et nous ne conseillons pas pour autant de finir au trou.

Tout cela pour dire que « les masses » sont dans un tas d’endroits, bien plus concrets que les médias sociaux. Être sur les réseaux sociaux avec son collectif, groupe politique ou site de contre-information est un choix légitime mais pas obligatoire. Et puis, si pour être sur ces réseaux sociaux, on a renoncé à d’autres espaces et instruments, et que l’on y a placé toute sa communication en ligne, tôt ou tard on se retrouvera le bec dans l’eau.

Oui, il y a des réalités de mouvement pour les administrateurs de pages, aussi. Ainsi une page, sur un réseau social est plus simple et rapide à gérer qu’une autre sur un autre type de plateforme. Les entités peuvent com­mencer à négliger leur site jusqu’à ce qu’il devienne un fossile. Et il y en a, d’autres qui n’en ont même pas (de site indépendant). Ce qui revient à mettre ses couilles dans l’étau et dire «I agree !» aux sociétés qui gèrent ces réseaux sociaux, qu’elles peuvent garder la main sur la manette.

Dans la tradition des mouvements révolutionnaires, antagonistes, de contre-culture, créer ses propres médias a toujours été crucial. Il s’agissait, chaque fois, d’expériences très en avance par rapport au cou­rant de l’époque : des ruptures créatives qui introduisaient de nouveaux langages et de nouvelles pratiques de communication, et qui favorisaient de nouveaux modes d’organisation. Cela allait des journaux au tracts à visées d’agitations socialistes, communistes ou anarchistes ; de la presse underground aux radios libres, avec des expériences de télématique indépendantes issue de la base.

L’utilisation, prédominante, des réseaux sociaux par quelques gourous en manque de se faire dorloter l’égo ou par une partie d’un mou­vement, a provoqué une grave discontinuité. Au nom de la « facilité », non seulement, on a renoncé à «rejeter» et à innover par rapport au mainstream, mais on s’est aussi placé à la merci des diktats politiques, des caprices algorithmiques et des « conditions d’utilisation » de la plateforme. Une situation précaire et vulnérable au chantage.

Il faut libérer le média-activisme de cette capture, et recommen­cer à construire patiemment des moyens d’information et des milieux communicatifs indépendants.

La « gamification » à coups de « default power »

Au cours des années passées, les réseaux sociaux changent graduellement. Ou plutôt ils changent par secousses, mais qui passent inaperçues aux yeux de la plu­part. Un essaim de séismes rendu normal par le « default power ». Ce dernier a le pouvoir de chan­ger la vie en ligne de millions d’utilisateurs en changeant peu de para­mètres. Au prochain login, notre profil pourrait être très différent de celui que nous connaissons : un peu comme si, en rentrant chez soi, on découvrait que le mobilier a changé, que les choses ne sont plus à leur place. Tel est le présupposé que nous devrions toujours avoir à l’esprit lorsque nous parlons de réseaux de masse : aucun de nous ne veut faire partie de la masse, mais quand nous utilisons ces réseaux, nous sommes la masse. Et la masse est sujette au default power.

En avril 2010 Twitter achète Tweetie, le client créé par Loren Brichter, âgé d’à peine plus de 20 ans. Brichter est l’inventeur de la fonc­tion pull-to-refresh [tirer pour mettre à jour], que Twitter ajoute à son application mobile officielle.

Les conséquences à long terme seront colossales : le geste du « pull to refresh » est le même que celui que fait le joueur lorsqu’il actionne une machine à sous, c’est de la pure gamification. Le secret réside dans la «récompense variable intermittente» : quand je bouge un doigt pour mettre à jour, je ne sais pas ce qui apparaîtra sur l’écran. Il pour­rait s’agir d’un truc ennuyeux, insignifiant, ou bien d’une nouveauté excitante. C’est ce non-savoir, cette curiosité qui me rend accro, qui induit une dépendance. Interviewé par le Guardian en 2017, Brichter se dira « perplexe quant à la longévité [du pull-to-refresh]. À l’ère des noti­fications push, les applications peuvent mettre à jour le contenu auto­matiquement, sans que l’utilisateur n’ait rien à faire. En revanche, cela semble avoir une fonction psychologique : après tout, les machines à sous seraient moins addictives si les joueurs ne tiraient pas eux-mêmes le levier. Brichter préfère une autre comparaison : c’est un peu comme le bouton redondant « Fermer la porte » de certains ascenseurs dont les portes se ferment toutes seules. « Les gens aiment bien appuyer dessus ». «Le pull-to-refresh crée une dépendance. Twitter crée une dépen­dance. Ça ne va pas. Quand je travaillais là-dessus, je n’étais pas assez mûr pour réfléchir à la question. Je ne dis pas que maintenant je suis mûr, mais quand même un peu plus qu’à l’époque, oui, et je regrette les aspects négatifs. »

Même le partage devient de plus en plus compulsif et hâtif. Quand ils devaient faire du copier-coller, les gens jetaient un œil à ce qu’ils partageaient, et ils réfléchissaient, au moins un instant. Lorsque le partage est devenue facile, cette résistance a diminué. L’impulsion a dépassé ce niveau minimum de réflexion qui faisait autrefois partie du partage. Évidemment, avec cette foutue hâte, les malentendus augmen­tent, et les discours de haine, aussi, par la même occasion. Parce que nous nous vautrons tous dans cette merde. Et si même des individus célèbres ne sont rien d’autre que des trolls sur les réseaux sociaux, pourquoi, moi, je devrais me comporter de façon responsable ?

C’est ainsi que les sociétés qui gèrent ces réseaux sociaux, essuies, de plus en plus, de critiques sur leur inca­pacité ou leur non-volonté d’éradiquer de leur plateforme les fausses infor­mations et les propagandes haineuses. Sur les réseaux, une telle façon d’administrer, renforcée par l’hégémonie télévisuelle – c’est-à-dire par le fait que les communautés des réseaux se font dicter leur agenda par la télévision conventionnelle, en important, désormais, tout sans le moindre filtre, de la rumeur la plus folle jusqu’aux propos les plus nauséabonds -, déclenche toutes sortes de reterritorialisations identitaires.

À nous les drapeaux nationaux ! Tiens, moi, c’est ça que je suis, je suis Français, ceux qui sont comme moi d’abord ! Avec moi ou contre moi ! Ça ne suffit pas un drapeau tricolore ? J’en mets trois ! Et j’en mets même sept ! Mais oui, montre-leur qu’on suit ! Ah, oui ? Alors moi je vous réponds avec le drapeau de l’Union européenne ! Moi, en revanche, je ne veux pas laisser le drapeau tricolore aux souverainistes, je le mets et je mets aussi le dra­peau de l’Union européenne !

Nous sommes désormais dans une cour d’école, mais version « Sa Majesté des mouches ».

La révolution avant tout et toujours

Ces dernières années, le populisme a mis en scène de faux mouve­ments, faits de « peuples » qui étaient en réalité des comptages de likes sur les réseaux, des fatras de hashtags, des pourcentages dans des son­dages d’opinion ou des votes sur des plateformes sans intérêt de sup­posée «démocratie directe». Le caudillo de service invoquait la rue, mais c’était une rue vidée de sens, réduite à un décor, à une toile de fond pour photos et vidéos, toujours prises en plan serré pour les faire paraître pleines, mais il suffisait d’élargir le champ pour voir que la rue était déserte, et quand elle se remplissait, vraiment, c’était pour contester et chasser le caudillo.

Giuliano Santoro a appelé cela une « guerre civile simulée », un concept plus utile que celui de « campagne électorale permanente », car dans les élections on est adversaires alors que dans les guerres on est ennemis. Nous assistons, donc, tous les jours, à la production et à la reproduction des ennemis de la « guerre civile », mais combattue par une «armée liquide», une pseudo-majorité qui de « silencieuse » est devenue « virtuelle », qui trouve sa kryptonite dans la vraie révolte. « Les combattants numé­riques de « la guerre civile simulée” ont peur des rues qui ont cessé d’être le lieu de la rencontre et de l’affrontement ; elle se limitent, au plus, à accueillir les meetings du gourou ou les représentations itinérantes de ses adeptes. Quand ils leur arrive d’avoir affaire avec la complexité rude et matérielle des, rues et des manifestations sans format, ils dis­paraissent en fondu d’écran. »

La vraie révolte se produit dans des lieux et est faite de corps, pas de « clictivisme » 2.0. La révolution ne sera pas partagée sur les réseaux sociaux.