Complotisme et post-vérité

Qui ne dénonce le complotisme ? De ce fait, le complotisme, c’est mal, c’est sot, et c’est surtout le délire de l’autre (car nous, n’est-ce pas, nous sommes critiques, mais pas paranoïaques…). Certes.

Le problème est que les thèses complotistes gagnent du terrain, chacun peut le constater ne serait-ce que sur les réseaux sociaux et internet, déjà ! Si bien que le complotisme est devenu une catégorie commode qui sert à disqualifier un discours présumé populiste, djihadiste, poutinien, anti-système, etc. Ou un moyen de clore le bec à un opposant dans un débat.

Que peut-on réellement reprocher aux théories du complot ? Ils nous semble qu’elles pèchent par trois aspects (d’ailleurs inhérent à leur caractère globalisant) :

  • Faute méthodologique : les complotistes appliquent un double standard. Dans le discours officiel, ou dans l’information des mass médias, ils trouvent tout bizarre : drôle de coïncidences, choses qui servent trop les intérêts de X pour tomber par hasard, contradictions dans les faits ou les probabilités, syllogismes et imprécisions des experts interrogés, sources suspectes et engagées, etc. Sur ce point les complotistes ont raison : il ne faut rien tenir pour assuré de ce que l’on vous dit et vérifier, confronter, analyser… Les choses se gâtent quand ils n’appliquent plus du tout les mêmes critères à leurs propres théories alternatives : une photo floue, une vague déclaration d’un expert supposé, et, hop, on conclut que l’autre explication (par le pouvoir des Illuminati, les ordres d’un groupe de financier, ou les manœuvres de la CIA…) est, elle, avérée…
  • Faute philosophique (pour ne pas dire métaphysique) : croire que le réel est si rationnel que tout est intentionnel. Imaginer qu’il y a un lieu unique et caché du pouvoir. Attribuer à une poignée d’hommes la capacité de tromper et de manœuvrer le reste du monde, sans se faire prendre (sauf par quelques esprits lucides qui décryptent) et surtout sans se tromper, se contredire ou jamais échouer. Or le pouvoir (et a fortiori une sorte de pouvoir suprême) n’est pas un logiciel que l’on fait fonctionner avec un bouton depuis un poste de commandement unique. Le pouvoir est la résultante de rapports multiples et complexes entre des centres dispersés (d’autorité, d’influence, de contrainte, etc.). Et la caractéristique des plans machiavéliques (car il y en a de vrais) est de souvent échouer à cause de la friction ou du brouillard du réel, et surtout du fait de l’imperfection humaine. Il suffirait, dès lors, de s’emparer de ce centre du pouvoir pour libérer les hommes, non ?
  • Faute psychologique : le complotisme tend à tout réduire à la lutte de deux représentations du réel. La fausse, celle qu’imposeraient les puissants avec leurs complices, les médias, par exemple, et la vraie que seuls peuvent atteindre les esprits les plus affutés. Ou plutôt, l’erreur des complotistes est de croire :
    • a) que presque tout le monde adhère sans hésitation, ni recul au discours idéologiques et trompeurs et
    • b) qu’il suffirait d’exposer, en pleine lumière, ce qui était dissimulé pour convaincre et libérer.

Mais, désormais, s’il convient de lutter contre le complotisme et les dommages qu’il fait sur les esprits de nos contemporains, encore faut-il le faire de façon non complotiste, et sans reproduire, en miroir, ses défauts. Ce qui rend beaucoup plus difficile la lutte contre de réelles manipulations. Et, au final, n’est-ce pas le but recherché par cet ensemble de manipulateurs eugénistes ?

Le complotisme, qui engendre un certain confusionnisme chez ses fidèles pratiquants, est une théorie, avec une grille qui prétend donner une cohérence apparente à des événements passés et surtout à venir ; il explique (beaucoup trop d’ailleurs) et cette explication doit être jugée ou vraie ou fausse en fonction des faits. Elle doit, surtout, être évaluée en fonction des événements qui permettent de la réfuter. Par exemple, la thèse selon laquelle le gouvernement du pays X est infiltré par les services du pays Y, est réfutée par le fait que gouvernement X prend des mesures défavorables au pays Y. Mais le complotisme ne s’appuie pas obligatoirement sur des faits imaginaires ou sur des mensonges flagrants. Démontrer que les partisans, d’un camp dans une guerre ou une élection, par exemple, font de la propagande, s’appuient sur des documents truqués ou douteux, ou sont prêts à croire n’importe quoi sur leurs adversaires, c’est juste rappeler que la nature humaine est constante ou que l’idéologie existe.

Même en prenant « complotisme » au sens le plus large, c’est-à-dire comme la conviction vague que tout est de la faute de… – de la finance, des services impérialistes, d’une poignée d’hommes se coordonnant secrètement, rayez la mention inutile-, il ne faut pas attribuer aux dits complotistes des pouvoirs imaginaires ; cela revient à reproduire les pires défauts que leurs détracteurs, leur reprochent. Ainsi l’idée que les services Russes aient pu truquer l’élection américaine, en aidant Wikileaks à accéder à des mails privés du camp Clinton, est d’une niaiserie qui fait presque regretter les fines analyses des macarthystes pendant la guerre froide. C’est du méta-complotisme ou complotisme au carré. Et, tant qu’à faire, avec des causalités diaboliques.

En fait, chaque « complotistes » modernes, semble justifier ses actes par une auto-légitimation idéologique. Il fut, lui-même, la victime d’intoxicateurs ou de paranoïaques, cachés derrière chaque mouvement d’opinion anti-système. Finalement, réduire la critique à la jobardise, et l’opposition des valeurs à l’effet de la désinformation, c’est s’accorder, à bon compte, le monopole de la réalité et de la raison, non ? Il n’y aurait pas d’alternative aux interprétations dominantes sauf à se faire manipuler par des délirants. Or cette façon de distinguer une partie de la vérité et une partie de l’irrationnel équivaut à dire qu’il n’y a qu’une interprétation – ou des variations rationnellement admissibles – et que l’adversaire ne peut agir que par sottise ou méchanceté. Est-ce que l’on n’est pas en train de passer à côté de quelque chose, là ? N’est-ce pas la meilleure manière de ne rien comprendre au fait, pourtant aveuglant, que, si des millions de gens croient aux explications « alternatives », c’est que le discours des élites ou des médias que l’on aurait autrefois dits dominants se heurte au scepticisme de masse croissant. S’il y a tant gens qui vivent dans la post-vérité, c’est parce que les dispositifs d’information qui, par leur omniprésence, leur technicité et leur ampleur devraient nous garantir une vision de la réalité sous tous ses angles, fonctionnent de façon post démocratique. Si bien que la cacophonie délirante des révélateurs de secrets en lignes et interprètes des plans secrets ne fait, sans doute, qu’offrir une image inversée de l’unanimité de ceux qui sont accusés d’être les plus nantis par les moins nantis. Parvient-on, encore, à distinguer mensonge et vérité ? Ou est-ce l’apanage de quelques individus que l’on stigmatisera, car défendant une opinion qui n’est pas celle d’une masse ?

Peut-être, aussi, ferions-nous mieux de nous questionner sur ce qui peut être à l’origine de telles manipulations ?

Par exemple : l’anonymat sur internet, qui en apparence est très démocratique, mais qui permet, aussi, à quelques manipulateurs dans l’âme toutes les manipulations. Dans un autre genre, nous avons, également, l’asymétrie informationnelle (par exemple, on parle beaucoup des Russes, alors que 98% des réseaux sociaux utilisés au quotidien en France sont aux mains des Américains, mais, pourtant, c’est là que l’on rencontre pas mal de manipulateurs. N’auraient-ils pas un message à passer ?). Les pays ayant lâché leur indépendance numérique, le coût ne risque-t-il pas d’en être exorbitant ?